Hommages du prof Mbata  à Justin Kankwenda Mbaya, ''un des économistes les plus brillants de 60 premières années de la RDC''

Mardi 22 décembre 2020 - 09:56
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Prof André Mbata Mangu : « Prof Justin Kankwenda Mbaya était une icône du savoir en sciences sociales et l’un des économistes les plus brillants de ces 60 premières années de l’histoire de la RD Congo »

Né  le 20 juin 1945 et décédé le mercredi 9 décembre 2020, Prof Justin Kanwenda Mbaya, ancien Professeur d’économie politique à l’Université de Kinshasa, Coordonnateur Résident des Nations Unies et Représentant Résident du PNUD dans plusieurs pays africains, Consultant international, Membre de de l’Académie Africaine des Sciences (AAS), Membre du Conseil exécutif de l’Association des Économistes du Tiers-Monde, et ancien Directeur général de l’Institut Congolais de Recherche en Développement et Etudes Stratégiques (ICREDES) a eu droit à des hommages dignes de son rang de la part de ses anciens collègues le samedi 19 décembre avant son inhumation le dimanche 20 décembre 2020 à Kinshasa.

Prof André Mbata Mangu, Professeur ordinaire à la Faculté de Droit de l’Université de Kinshasa, Professeur de recherche au Collège de Droit de l’Université d’Afrique du Sud, ancien membre du Comité exécutif du Conseil pour le Développement de la Recherche en Sciences Sociales en Afrique (CODESRIA) et Directeur exécutif de l’Institut pour la Démocratie, la Gouvernance, la Paix et le Développement en Afrique (IDGPA) l’avait connu et était également présent pour lui rendre un  vibrant hommage dont voici le résumé. Pour le constitutionnaliste, s’il devait écrire un article sur ce « Pharaon du savoir au Congo », il aurait ces mots-clés : le Zaïre/la RD Congo, l’intellectuel, l’Université et la recherche scientifique.

Le Zaïre/la RD Congo dans la pensée et l’action de Prof J Kankwenda Mbaya
Né sous la colonisation au Kasaï dans un Congo qui était largement « la périphérie du centre » que constituaient l’Occident en général et la Belgique en particulier, pour emprunter les expressions de son maître, Prof Samir Amin, l’un de plus grands économistes africains, le célèbre théoricien du Développement inégal (1973),  Prof Justin Kankwenda Mbaya était préoccupé par le souci de sortir son pays de la colonisation sous toutes ses formes et de l’enfer du sous-développement dont la perpétuation contribuait au développement du « Centre ». Il avait quinze ans lors de l’accession du pays à l’indépendance dont il réalisait aussitôt qu’elle rimait avec la dépendance et n’était qu’une « indépendance de drapeau ». 

C’est sous la dictature de Mobutu qu’il avait fait sa thèse et obtenu son doctorat en sciences économiques pour être nommé Professeur à l’Université Nationale du Zaïre avant de servir son pays comme Conseiller du gouvernement (Ministre du Plan) et membre du Gouvernement (Secrétaire d’Etat ou Vice-Ministre à l’Economie Nationale et Industrie) et d’embrasser une brillante carrière comme fonctionnaire des Nations Unies (PNUD). 
Il était un patriote et un nationaliste qui aimait follement son pays. Le Zaïre et les problèmes multiformes de son développement étaient au cœur de son œuvre et reviennent constamment dans la quinzaine de livres et les dizaines de chapitres d’autres ouvrages et d’articles scientifiques qu’il avait publiés et dont l’audience dépassait largement les frontières de son pays.  

Le titre de l’ouvrage qu’il avait édité pour le CODESRIA, Zaïre : vers quelles destinées ? (1992), revêt encore toute sa pertinence près de 30 ans après sa publication. Cet ouvrage résumait à la fois ses inquiétudes, sa révolte et ses espoirs, rappelant et allant même au-delà de Kä Mana (1990) qui s’était déjà interrogé sur Le pays de toutes les espoirs et de toutes les inquiétudes. 

Comme l’écrivait l’économiste Thandika Mkandawire, le Secrétaire exécutif du CODESRIA qui était le préfacier du livre, le Zaïre de Mobutu représentait à lui seul tous les problèmes africains et un gaspillage éhonté du patrimoine africain. Frantz Fanon avait comparé l’Afrique à « un revolver dont la gâchette était placée au Zaïre ». Plusieurs décennies après les indépendances, la gâchette était en panne. 

Aucune « balle » n’avait été tirée contre le sous-développement du continent qui connaissait par contre le « développement du sous-développement » dont l’Occident était le premier bénéficiaire et qu’il avait perpétué depuis la conférence de Berlin de 1885, recourant par moments au génocide dont l’un des témoignages nous avait été donné par Adam Hochschild dans Les Fantômes du Roi Léopold (1998). Au lieu d’apporter des solutions aux problèmes du continent, le Zaïre était devenu un problème, caractérisé également par un paradoxe : l’un des pays les plus riches de la planète dont la population était étrangement l’une des plus pauvres du monde.

Justin Kankwenda Mbaya n’était pas pour autant un afro/zairo/congolo-pessimiste et n’avait jamais perdu l’espoir sur l’avenir de son pays qui sera rebaptisé RD Congo lors de l’avènement au pouvoir des rebelles de l’AFDL en 1997. Il a ainsi produit plusieurs articles, ouvrages, chapitres d’ouvrages, enquêtes et rapports dans les domaines les plus divers sur le Zaïre/RDC qui sont devenus des références pour toute personne qui cherche à s’informer sur son pays. 
Ayant compris qu’une bonne réflexion ne peut être que collective et qu’une seule étoile ne saurait éclairer l’univers, Justin Kankwenda Mbaya s’est toujours associé à des collègues et même aux plus jeunes dans la production du savoir.

En cela, il répondait à Thandika Mkandawire qui regrettait que plusieurs ouvrages avaient été écrits sur le Zaïre/Congo, mais très peu par des congolais, pour les Congolais et dans l’intérêt des Congolais alors que dans la réflexion intellectuelle sur le pays, ses défis et perspectives, les premiers acteurs devaient être Congolais et non pas les étrangers qui se disent « spécialistes du Congo » et qui prétendent sans vergogne connaître et aimer le Congo et son peuple plus que les Congolais eux-mêmes ! Bien avant, il avait bien perçu la quintessence du message de Patrice-Emery Lumumba selon lequel l’histoire du Congo ne pouvait pas s’écrire à partir de Bruxelles, Paris, Londres, Washington ni aucune autre capitale étrangère. Elle devrait plutôt s’écrire au Congo, dans l’intérêt du Congo et par les Congolais. 

Directeur général de l’Institut de Recherches Scientifiques (IRS) et Directeur du Laboratoire d’Analyse Sociale de Kinshasa (LASK), avant de finir comme Directeur général de l’Institut Congolais de Recherche en Développement et Etudes Stratégiques (ICREDES), Prof Justin Kankwenda Mbaya avait bien reçu le message et compris que les principaux auteurs de l’histoire intellectuelle et de la production scientifique contre le sous-développement de son pays devraient être les Congolais eux-mêmes. 

L’intellectuel organique de son peuple et l’universitaire Justin Kankwenda Mbaya
Il était un intellectuel en quête permanente de son être et de justification de sa raison d’être. Cependant, pour Prof Justin Kankwenda Mbaya, il ne suffirait pas de détenir un diplôme, fut-il un diplôme de doctorat ni d’enseigner dans une université pour se dire intellectuel. 
L’intellectuel est celui qui détient un savoir scientifique et le met au service de son peuple. Justin Kankwenda Mbaya était une divinité scientifique. Il était de la race de ceux qui comme Prométhée avaient réussi à voler le feu du savoir aux dieux pour éclairer son peuple et l’humanité tout entière. Il était un intellectuel résolument engagé. Déjà, dans la tradition française qu’il connaissait bien et qui fait remonter les origines du concept à la fameuse lettre J’accuse… ! d’Emile Zola publiée dans le journal  L’Aurore  du 13 janvier 1898, un intellectuel est toujours un homme engagé aux côtés de son peuple et des sans-voix. Il ne saurait être un agent ou se faire esclave de certaines oligarchies comme on le voit actuellement avec des universitaires dont tout le travail de réflexion consiste à défendre ou à sauvegarder les intérêts égoïstes de certains leaders politiques que les Congolais appellent sans honte ni rire « Autorités morales » alors même qu’elles sont immorales et que la médiocrité qu’elles entretiennent fait que ces « Excellences » ou « Honorables » n’ont parfois rien d’honorable ! 

C’est la raison pour laquelle Justin Kankwenda Mbaya était engagé dans la lutte contre la dictature et contre les auteurs et agents de L’économie politique de la prédation (2020) qui reste l’une des causes du « sous-développement structurel » de nos pays. 

Pour lui, les « intellectuels congolais » ne méritaient pas un plaidoyer comme l’entendait Jean-Paul Sartre (1972) ni des éloges comme le ferait Levy (1987).  Le pays avait été plutôt victime de ce que Benda  (1927, 1947) et Caillé (1993) appelaient respectivement la trahison ou la démission des clercs. Pour Finkiekraut, il s’agissait de la défaite de la pensée (1987). La RDC souffrait et souffre encore de l’absence d’une masse respectable de vrais intellectuels en dépit de la quantité industrielle des diplômes produits dans le pays. 

Degré zéro de la dynamique politique en République Démocratique du Congo (2018) comme titre de l’un de ses derniers ouvrages avait aussi sa source dans le degré zéro de la pensée et des intellectuels au Congo. Et lorsque son ami de longue date Georges Nzongola-Ntalaja, Professeur à l’Université de Caroline du Nord aux Etats-Unis et sans conteste le politologue congolais le plus respecté dans le monde actuel parle de la Faillite de la gouvernance et crise de la construction nationale au Congo-Kinshasa (2019) qui expliquerait aussi la place de la RDC sur l’échiquier mondial, il s’agit d’abord d’une « faillite » des intellectuels pour utiliser un concept (de faillite) cher aux économistes et aux financiers.  Intellectuels congolais face à leurs responsabilités devant la Nation (2007) constituait en fait une interpellation car pour Justin Kankwenda Mbaya, l’intellectuel ou l’universitaire véritable a une mission à assumer dans sa société. Etre intellectuel ou universitaire ne saurait donc pas constituer un luxe et comporter uniquement les honneurs pour la personne qui se prévaut du titre. Il s’agit aussi d’une charge et d’une responsabilité sociale sans laquelle il ne saurait y avoir d’intellectuel ni d’universitaire. 

L’Université et la recherche scientifique pour Justin Kankwenda Mbaya
Il avait cessé d’enseigner à l’université tout en restant universitaire, preuve que l’on peut être universitaire sans être attaché à une université. Du reste, même si un grand travail de recherche se fait actuellement dans les instituts et centres non rattachés aux universités traditionnelles, l’on ne saurait parler d’université sans recherches scientifiques. 

Le RDC compte actuellement plusieurs établissements d’enseignement supérieur qui n’ont d’université que le nom. De cette multitude d’universités où un diplôme de doctorat suffit pour être nommé professeur associé et où l’on peut monter de grades sans avoir fait une seule publication répondant aux normes internationales, aucune ne figure sur la liste des 200 premières universités africaines sur laquelle l’on retrouve pourtant certaines universités de la région. 

Joseph Ki-Zerbo (1993) avait écrit La natte des autres. Quand on dort sur la natte fabriquée par les autres, on fait les rêves des autres et on est à leur service. Dans le domaine de la production scientifique, la plupart des universitaires congolais se contentent de dormir sur la natte épistémologique, conceptuelle et méthodologique des autres, fabriquée par les maîtres qui les ont formés en Occident mais dans l’intérêt de leurs propres sociétés. Les universités africaines deviennent ainsi des poubelles où les professeurs ne font que reproduire les théories et les paradigmes appris sous d’autres cieux. Il suffit de lire les tables des matières ou les bibliographies des cours ou d’autres publications des universitaires congolais Justin Kankwenda Mbaya nous aura appris à rester critiques même sur les fondements de notre propre savoir et à nous revolver contre les maîtres de la pensée opérant à partir de Bruxelles, Paris, Madrid ou d’autres capitales occidentales, n’hésitant pas à s’en prendre aux Marabouts ou Marchands du Développement en Afrique (2000). Pourtant, depuis la période des ajustements structurels, certains économistes congolais avaient compris qu’ils avaient intérêt à s’autocensurer et à se taire pour ne pas s’attirer les foudres des maîtres et agents du capital mondialisé. 

Confondant la croissance avec le développement, même si cette croissance pouvait être inclusive, et incapables de remettre en cause les concepts, théories et modèles économiques produits par des experts des institutions financières internationales qui entretiennent le développement inégal fondé sur le sous-développement des pays du Sud en général et de l’Afrique en particulier, plusieurs autres économistes congolais spécialistes de la macroéconomie continuaient malheureusement de penser que leur notoriété ainsi que leur survie matérielle et intellectuelle leur exigeaient de devenir des garçons de course, des tambourinaires, des thuriféraires ou des chantres et des danseurs du Fond Monétaire International et de la Banque Mondiale. A l’exemple de Samir Amin, Justin Kankwenda Mbaya, le « sorcier congolais du développement » ne pensait pas qu’il devait se taire ou tambouriner pour préserver les avantages d’une carrière internationale enviable ou gagner une quelconque notoriété. 

En outre, contrairement à de nombreux chercheurs congolais qui croient à tort que le degré d’érudition s’apprécie par le nombre de publications de chercheurs occidentaux que l’on a lues et que l’on peut citer, Prof Justin Kankwenda Mbaya savait aussi lire et citer des auteurs congolais et africains. Il était lui-même l’un de ces rares universitaires congolais dont on pouvait citer fièrement le nom comme faisant autorité lors des conférences internationales car l’ancien membre de l’Académie Africaine des Sciences, du Conseil exécutif de l’Association des Economistes du Tiers Monde et l’ancien coordonnateur des recherches du CODESRIA était bien connu et apprécié en dehors des frontières nationales qui n’avaient donc pas réussi à le contenir. 
Le plus grand héritage que Justin Kankwenda Mbaya laisse à son pays et au monde ne comprend ni villas, ni hôtels, ni fermes, ni sociétés commerciales. Il s’agit d’un centre de recherche qui aura été le plus important investissement de sa vie, l’ICREDES. Comme chercheur, il aura formé plusieurs autres alors que certains de ses anciens collègues ont parfois revendiqué et ont même été admis à l’éméritat sans en avoir formé d’autres. La recherche occupait une place prépondérante dans sa vie. Sa vie était avant tout la recherche et c’est en chercheur qu’il s’en est allé.

Prof Justin Kankwenda Mbaya et la recherche multi/pluri/interdisciplinaire au Congo 

Jean-Marc Ela prédisait à la fin du siècle dernier que la multi/pluri-ou interdisciplinarité était le futur des sciences sociales. Les chercheurs ne peuvent plus se permettre de travailler en vase clos, enfermés dans les tours d’ivoire de leurs disciplines. Ainsi, par exemple, un bon économiste ne peut pas être totalement ignorant d’autres disciplines telles que le droit, la sociologie, la philosophie, les sciences politiques ou l’histoire. Il en est de même du juriste ou du politologue. La multi/pluri-ou interdisciplinarité ne détruit cependant pas la spécialisation au point de supprimer l’autonomie des disciplines et de faire que tout le monde devienne spécialiste ou expert dabs tous les domaines. 
Justin Kankwenda Mbaya a pratiquement interrogé tous les domaines du savoir en sciences sociales et a collaboré avec les chercheurs d’autres disciplines scientifiques. Aucun économiste congolais ne s’est autant investi dans la multi/pluri-ou interdisciplinarité que Justin Kankwenda Mbaya. C’est dans ce cadre qu’il tenait à ce que l’ICREDES devienne un pôle d’excellence et collabore avec d’autres rares centres de recherche qui existent dans le pays. Parmi les tout derniers projets de recherche qu’il avait initiés de son vivant et qui devront être finalisés pour lui rendre hommage, l’on retiendra le projet de collaboration entre l’ICREDES et l’IDGPA en vue d’évaluer le rendement et la contribution des assemblées provinciales (parlements provinciaux) et du Parlement à l’amélioration de la gouvernance dans le pays. 

Une encre puissante et indélébile qui résistera au temps
Souleymane Bashir Diagne, le sénégalais qui enseigne la philosophie africaine à l’Université de Columbia aux Etats-Unis avait écrit un intéressant ouvrage intitulé L’encre des savants (2013) qui avait été complété par Aziz Farès pour qui L’encre des savants est plus sacrée que le sang des martyrs (2016).

Prof Justin Kankwenda Mbaya nous laisse une encre indélébile qui résistera au temps d’autant plus qu’étant de la race de Dieu comme savant et aussi comme tout celui qui a cru en Dieu, il est lui-même immortel. Il a fait une brillante entrée dans l’éternité où il a rejoint les grands noms du savoir en RDC et sur le continent qui l’avaient précédé. 

Le nom de Justin Kankwenda Mbaya restera un grand point d’exclamation qui va continuer à interpeller cette génération et les générations futures sur ce que cet universitaire a pu réaliser dans sa vie et sur ce que chacun d’entre-nous peut faire pour égaler ou dépasser son engagement dans le domaine du savoir et mériter ainsi d’être considéré comme un intellectuel organique de son peuple tout en servant l’univers et l’universel sans céder aux tentations de la médiocrité ambiante. 
Il aura fait une contribution exceptionnelle à la production du savoir en sciences sociales au Congo et sur le continent africain. Ayant évolué dans la multidisciplinarité ou l’interdisciplinarité, Prof Justin Kanwenda Mbaya était sans ambages l’économiste congolais le plus « multiple », le plus « pluriel » et le plus « universel » que le pays a connu depuis son accession à l’indépendance en 1960. Il était une icône. Chercheur de renommée internationale, il était une lampe incandescente su savoir parmi-nous. Soutenue par son « encre sacrée », cette « lampe du savoir » ne devrait pas s’éteindre. L’ombre du savant va continuer à planer sur l’univers du savoir et de la recherche en sciences sociales au Congo pendant les décennies à venir.

André Mbata Mangu
Professeur ordinaire à la Faculté de Droit de l’Université de Kinshasa
Professeur de recherche au Collège de Droit de l’Université d’Afrique du Sud
Directeur exécutif de l’IDGPA
E-mail : [email protected]