A Bruxelles, Denis Mukwege parle de viols et de la révision constitutionnelle

Lundi 27 octobre 2014 - 14:16

Le Docteur Denis Mukwege a reçu le Prix de la Solidarité, le jeudi 16 octobre dernier, à l’Hôtel de Ville de Bruxelles. Cette distinction est l’œuvre de l’Hôpital St Pierre et de l’ONG Médecins du Monde. Denis Mukwege est connu pour ses interventions chirurgicales en faveur des femmes violées au Sud-Kivu. On parle d’environ 500 mille femmes victimes de viol. Mukwege, qui connait les causes de la guerre et leurs conséquences, est très opposé à la révision de la Constitution. Parce qu’il estime que l’alternance au pouvoir permet d’éviter des guerres. « Ne touchez pas à notre constitution. Toute tentative de modification de notre contrat social risque d’entrainer de nouveaux cycles de violences », a-t-il soutenu. Pour lui, le peuple congolais aspire au changement et à l’alternance démocratique au cœur de l’Afrique.

Lisez, dans les lignes qui suivent, l’intégralité du brillant discours prononcé par le Docteur Denis Mukwege, à l’occasion de la remise du Prix de la Solidarité, le 16 octobre 2014 à Bruxelles.

Monsieur le Bourgmestre de la Ville de Bruxelles,

Distingués invités,

Chers confrères, chères consœurs,

Mesdames, Mesdemoiselles,

Messieurs,

Chers amis du Congo,

Merci de m’accueillir dans cette superbe salle gothique de l’hôtel de Ville. Nous sommes profondément touchés par la solidarité de l’Hôpital St Pierre, de Médecins du Monde et de la Ville de Bruxelles.

Je voudrais au nom des femmes victimes de violences sexuelles à l’Est du Congo vous remercier du fond du cœur d’être présents. A mon retour à Bukavu, je pourrai apporter à mes patientes à Panzi, la réponse à la question soulevée sur le magnifique dessin de Pierre Kroll : on pense à nous loin d’ici !

Mesdames, Messieurs,

Dans ce monde de plus en plus brutal, rude, violent et dont les ‘’unes’’ de nos journaux oscillent entre guerres, crise économique et terrorisme, avec leur lot d’images horribles qui témoignent de la cruauté de l’homme (je pense ici aux otages qui sont égorgés et dont les images sont postées sur Internet), le Prix de la Solidarité que vous nous accordez envoie un double message.

Par ce prix, vous dites au monde que tant qu’il y aura de la barbarie humaine quelque part, il y aura aussi des hommes de bonne volonté qui s’élèveront pour la combattre. Même si les hommes tardent à s’élever, ils finiront par le faire car la survie de l’homme passe par la solidarité avec son semblable qui souffre.

Autrement dit : l’homme sera solidaire ou il disparaîtra.

Par ce prix, vous créez un espace où les hommes de bonne volonté peuvent se resserrer les coudes et se transmettre une sorte de fluide de courage et d’espérance d’un monde meilleur.

Je suis très touché par l’amitié du professeur Guy-Bernard Cadière, mon parrain pour cet évènement qui, depuis des années, nous appuie avec son équipe du CHU-Centre Hospitalier Universitaire St Pierre-de-Bruxelles dans notre travail à l’Hôpital de Panzi.

Cher Guibert,

Tu es devenu un spécialiste reconnu mondialement en la paroscopie et tu sillonnes le monde pour transférer tes connaissances et les technologiques que tu développes dans les pays les moins avancés. Tu es un véritable médecin du monde et je te remercie beaucoup pour ta solidarité et ton dévouement à la cause humaine !

Chers confrères de Médecins du Monde,

Vous avez compris que la noblesse de notre chère profession ne consiste pas dans l’accumulation de biens matériels, mais plutôt dans l’abnégation, le don de soi, bref dans la solidarité. C’est pour cette raison que vous parcourez terres et mers pour aller au secours de l’humanité qui souffre.

Nous vous remercions chaleureusement pour votre soutien et nous dédions ce prix à tous les médecins qui travaillent souvent dans des conditions difficiles pour honorer le serment d’Hippocrate.

Nous dédions aussi ce prix à tous les défenseurs des droits de l’homme qui luttent contre l’impunité et se joignent à notre combat contre les violences sexuelles.

Nous les dédions enfin à tous mes compatriotes congolais auxquels j’en appelle à plus de solidarité pour vaincre cette barbarie ignoble de viol qui sévit chez nous depuis deux décennies dans un contexte de conflits armés.

Mesdames, Messieurs,

Nous appelons de tous nos vœux à la consolidation de la paix en RDC, condition sine qua non pour prévenir la récurrence de la violence faites aux femmes. Nous avons placé beaucoup d’espoir lors de l’adoption en 2013 de l’Accord-cadre d’Addis-Abeba pour la paix, la sécurité et la coopération en RDC et dans la région, engageant onze Etats et quatre organisations intergouvernementales.

Il s’agit du Premier accord de paix qui vise à s’attaquer aux causes de la violence en RDC, mais la mise en œuvre des engagements souscrits par les pays des Grands Lacs tarde et, aujourd’hui, les congolais ont plus que jamais soif de justice et de paix, mais ils continuent de vivre dans la peur à l’Est du Congo.

Nous profitons de cette tribune pour relayer le message clé de la société civile aux autorités congolaises : ‘‘ne touchez pas à notre constitution’’. ‘‘Toute tentative de modification de notre contrat social risque d’entrainer de nouveaux cycles de violences’’. Le peuple aspire au changement tant attendu pour enfin entamer une réelle alternance démocratique au cœur de l’Afrique.

Par solidarité avec mes compatriotes, permettez-moi de faire un appel solennel aux mandataires politiques de la RDC.

A l’heure où l’on parle tant d’une éventuelle modification de la constitution congolaise, j’en appelle à votre conscience patriotique, j’en appelle à votre amour de notre chère patrie, tant meurtrie par des guerres successives depuis plus de 20 ans. Un nouveau changement constitutionnel avant les élections risque de mettre en péril la cohésion nationale. Après plus de 5 millions de morts et cinq cents mille femmes violées, ne prenez pas les risques historiques de rallonger cette liste macabre.

Le monde nous regarde, le temps est venu pour privilégier l’intérêt général à des intérêts privés bassement matériels : le sang de nos martyrs est encore frais, il parle, il crie, il nous appelle à la responsabilité collective. Il n’est plus acceptable qu’un petit groupe accumule richesse et biens alors que la majorité de la population patauge dans la misère, la boue et le sang. Nous sommes devenus la risée du monde, il est temps de montrer au monde ce que nous avons hérité de nos ancêtres, à savoir une âme de dignité, de solidarité, et d’hospitalité.

Mesdames, Messieurs,

Le statu quo n’est pas une option. Il n’y a pas de fatalité. Les solutions existent. Chacun de nous peut contribuer à l’édification d’un monde meilleur.

Ensemble, nous devons établir une ligne rouge contre l’utilisation du viol comme stratégie de guerre, au Congo et dans le reste du monde.

Ensemble, responsables politiques et religieux et acteurs de la société civile, hommes et femmes, nous pouvons mettre fin à la violence au cœur de l’Afrique.

Je vous remercie.

Docteur Denis Mukwege