Donner un sens à Ebola : les enjeux d’une calamité humaine

Vendredi 24 octobre 2014 - 11:52

Au moment où tout le continent africain vit sous le choc du virus Ebola et regarde l’avenir avec inquiétude, il est bon de poser un regard sur cette calamité pour savoir vers quels engagements elle nous pousse, nous Africaines et Africains.

La voix des philosophes

Dans les années 1970-1980, le philosophe béninois Paulin Hountondji et le philosophe camerounais Fabien Eboussi Boulaga avaient rendu toute l’Afrique sensible à une réalité fondamentale : l’avenir du continent, à leurs yeux, devait dépendre foncièrement de la recherche scientifique et du développement de la technologie dans nos pays. Ils en appelaient aux gouvernements de nos pays, aux forces scientifiques et aux institutions universitaires d’intégrer leur action et d’investir des moyens colossaux dans ces domaines décisifs pour faire de l’Afrique un continent de la créativité scientifique et de l’inventivité technologique. Ils ne furent pas entendus et le continent ne s’est jamais organisé pour devenir le creuset des innovations qui transforment la vie par l’intelligence technologique et scientifique.

 

Avec l’explosion du virus Ebola aujourd’hui, le déficit de la recherche médicale africaine saute aux yeux et le sous-développement scientifique et technologique de notre continent apparaît au regard du monde entier comme l’une des pathologies majeures des pays africains. Au-delà de l’émotion légitime et des peurs profondes que l’on ressent partout dans nos nations face à l’expansion exponentielle du virus dévastateur, il est temps de le considérer maintenant comme une interpellation qui donne à réfléchir. Une interpellation sur notre incapacité africaine à assurer et à garantir notre sécurité sanitaire et médicale devant les grandes calamités et sur notre vulnérabilité comme peuple devant les aléas de l’histoire qui peuvent nous décimer. Si nous devons donner un sens à Ebola, il faudrait que cela soit dans une conversion de nos nations aux exigences de la recherche scientifique et du développement technologique sans lesquelles un peuple ne peut pas être un grand peuple capable de se prendre en charge et d’aider les autres peuples à affronter le destin quand il est funeste. Ce message d’Ebola, qui était déjà celui du VIH-SIDA, nous devons l’entendre et nous organiser pour y répondre, dans les milieux politiques, dans les milieux scientifiques, dans les centres de recherche et dans toutes les instances universitaires. Si nous parlons d’Ebola sans entendre ce message-là, nous passons à côté de l’essentiel. L’urgence, c’est de saisir les réalités du point de vue de cet essentiel.

 

Un homme politique avait compris

Dans les années 1980-1990, l’homme politique béninois Albert Tévoédjeré avait lancé l’idée de voir les pays africains se doter d’une grande organisation à l’échelle continentale, capable de grandes interventions humanitaires dotées de fortes et solides ressources financières pour intervenir d’urgence et affronter efficacement les catastrophes naturelles, économiques, sociales ou sanitaires. Sur le modèle des institutions internationales comme la FAO ou le PAM, il souhaitait que les Etats africains soient prêts, à tout moment et contre toute mauvaise fortune, pour soutenir et aider les populations africaines : juguler les crises du continent, redonner espoir à nos peuples et solidifier les ressorts de nos pouvoirs de prendre l’initiative face à l’avenir, sans attendre que ce soit toujours de l’extérieur que l’aide vienne à l’Afrique. Albert Tévoédjeré n’a pas été entendu, malheureusement.

 

Notre continent est tellement habitué à être porté, soutenu, aidé et guidé par les autres nations qu’il a perdu le sens de mobiliser ses propres ressources. Il a perdu la capacité de résoudre lui-même ses propres problèmes. On le voit face à Ebola : c’est de la communauté internationale qu’on attend la solution. Le réflexe des autres pays africains est de fermer leurs frontières et de se penser comme espaces spécifiques à protéger devant les pays atteints par le virus. On se serait attendu à les voir rassembler leurs forces financières dans un élan de solidarité continental des Africains capables d’aider d’autres Africains. Rares sont les nations qui ont pris cette direction de solidarité et de présence active. Même la simple compassion humaine, rares sont les voix qui l’expriment et l’on entend partout des peurs sans fin face au nombre des trépassés, en espérant que les autres pays seront épargnés par le sort grâce à Dieu ou au génie scientifique et médicale des nations occidentales qui, elles, investissent dans la recherche.

 

Il n’est pas possible que les choses continuent ainsi. Ebola est une interpellation sur la force et le pouvoir de la solidarité continentale, sur l’éducation africaine aux espérances communautaires et aux intérêts communs. Nous ne pouvons pas, en Afrique, répondre à cette calamité du seul point de vue médical et sanitaire, qui est important. Nous devons aussi y répondre du point de vue de notre solidité anthropologique. Il y a urgence.

 

Le rêve de N’Krumah

L’homme politique ghanéen, Kwame Nkrumah, avait bien compris ces enjeux anthropologiques et il en avait éclairé une dimension politique capitale : ou l’Afrique s’unissait être forte, ou elle plongeait dans la logique de l’émiettement et demeurait à jamais faible. Face à tous ses problèmes dans le monde contemporain, sa seule chance était dans son unité et tout devait être mis en jeu aux temps de l’indépendance pour que la volonté de construire un être-ensemble dynamique prime sur les égoïsmes tribalo-ethnico-nationaux à court terme. N’Krumah ne fut pas entendu.

Aujourd’hui, on voit comment, face à Ebola, aucun pays africain tout seul ne peut s’en sortir et vaincre le Virus. Ni le Libéria, ni la Guinée, ni la Sierra Leone, aucune de ces nations n’a la force d’affronter seule le malheur et la calamité. C’est le moment de comprendre ce que l’unité africaine voulait dire à l’aube de l’indépendance et ce qu’elle veut dire aujourd’hui encore. Il ne s’agissait pas, il ne s’agit pas d’une agitation politicienne sans consistance. Il s’agit de la destinée même du peuple africain, de notre capacité à nouer des liens profonds qui répondent à l’appel d’un être-ensemble dont dépendrait notre place dans l’histoire.

Il faut entendre de nouveau cet appel en ces temps de malheurs. Il faut y répondre. Impérativement.

 

Un vieux sage avait posé la vraie question

«Quelles sont les valeurs essentielles de la vie humaine ? » Un vieux sage indien d’Amérique du Sud, Vine Delora, avait posé cette question que nous devrions poser au coeur de nos malheurs face à Ebola en Afrique. Cette question jaillit du fond de l’histoire humaine. Socrate lui avait donné une forme existentielle : « Comment vivre ? ». Joshua de Nazareth l’avait radicalisée : « Que sert-il à l’homme de gagner l’univers s’il ruine sans propre vie ? » Il n’y a pas une grande religion qui ne la pose pas d’une manière ou d’une autre, sous forme d’une injonction morale essentielle ou d’un idéal ultime. C’est la préoccupation même du sens de la vie et des valeurs qui veuillent la peine d’être vécues.

 

Dans la tragédie d’Ebola, on entend tout sauf ces interrogations de fond, celles qui nous feraient sortir de la superficialité de l’existence quotidienne pour nous confronter au mystère de la mort, à l’opacité de la souffrance, à l’absurdité des violences et des guerres et au silence du monde et de tous les êtres invisibles qui n’ont pas de réponse face à ce qui nous arrive.

Si de plus en plus d’Africains sentaient en eux ces questions, ces interrogations et ces préoccupations, nous saurions qu’Ebola donne à réfléchir et ouvre la voie à une humanité sensible à ce que les êtres humains et les peuples devraient être : des humains solidaires, qui luttent pour le bonheur partagé face à tous les malheurs et à toutes les souffrances qui les accablent, avec un grand pouvoir de résilience et une grande puissance d’espérance.

 

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