Pendant plus d’une décennie, il a été contraint à voir ce que l’œil d’un chirurgien ne peut s’habituer à voir. Appelé constamment à réparer les conséquences des actes barbares de la guerre ayant fait du corps de la femme un véritable champ de batail à l’Est de la RDC, il a pris la décision de quitter momentanément le bloc opératoire en vue de s’attaquer aux racines de ce mal qui continue à détruire la dignité des mères, des sœurs, des filles congolaises. Lui, c’est le Dr. Denis Mukwege, gynécologue obstétricien et médecin directeur de l’Hôpital général de référence de Panzi à Bukavu, dans la province du Sud-Kivu, dont le travail remarquable des opérations des fistules sur les femmes victimes des violences sexuelles lui a valu une renommée internationale sous notamment l’appellation de « l’homme, qui répare les femmes ». Dans cette interview qu’il a accordée, peu après les consultations des malades le lundi 15 août 2016 dans son bureau à l’hôpital de Panzi l’hôpital, à une journaliste du Phare, il parle non seulement de son parcours professionnel, mais aussi de son engagement pour laide aux vulnérables et pour la paix. Ci-dessous l’intégralité de l’entretien.
- Le Phare : En parcourant votre biographie, nous constatons qu’au début de vos études universitaires, vous aviez abandonné deux années passées en Polytechnique à l’Unikin, pour vous inscrire en médecine à l’Université du Burundi. Pourquoi aviez vous fait ce choix?
Dr. Dénis Mukwege Mukengere : Je ne pense pas que c’était un choix à l‘époque. J’étais orienté. J’avais, toujours espéré faire la médecine. Mais après la deuxième année en Polytechnique, c’était !air que je continuais pour devenir ingénieur. Ce qui n’était pas dans mes pensées. J’ai du abandonner pour faire la médecine au Burundi. Mais là non plus, ça n’a pas été facile, parce qu’au lieu de me prendre en médecine, ils m’ont placé en Pharmacie. Et là, heureusement, je m’étais encore battu pour avoir une place en médecine.
- Vous êtes médecin directeur de l’hôpital de Lemera lorsqu’il est détruit pendant la guerre en 1996. Vous échappez à la mort à cette occasion et vous quittez la RDC pour revenir au pays après quelques années pour fonder l’hôpital de Panzi en 1999. Qu’est-ce qui vous a motivé à revenir au pays après ce que vous aviez vécu?
Je crois que pour moi, être au service de la population congolaise, c’est beaucoup plus une question d’appel, et de vocation. Dès mon jeune âge, je pensais que je pouvais être utile comme médecin par rapport aux problèmes que je voyais dans ma société. Et ces problèmes ont été exacerbés par la guerre. Lorsque j’étais parti à Nairobi, j’avais pu trouver un emploi avec un post bien payé’ dans une organisation internationale. Mais ce n’était pas ça le plus important pour moi, puisque quelques années plus tôt, j’avais déjà abandonné un autre poste à Angers en France. J’ai toujours senti qu’il y avait des choses à faire chez moi et que la souffrance de la population dépassait tout entendement. Et on ne peut pas demander aux autres des faire ces choses. Il faut soi- même mettre la main dans la pâte.
- Pendant que vous étiez à Anger, en France, vous aviez créé la structure France-Kivu. Quel était son objectif?
Avant que je ne quitte Anger, j’avais créé une structure qui s’appelle France-Kivu et avec cette structure, nous avions construit 14 centres de santé dans les différents milieux. Nous avions même grâce au soutien de France-Kivu, construit une école d’infirmiers appelée ITL (Institut technique de Lemera). Et l’objectif de cette organisation c’était de soutenir mon action en terme de personnel qualifié. Et comme ce personnel qualifié à l’époque était rare, il fallait le former. Et donc j’avais construit avec des amis, cette école qui avait permis de commencer la formation des infirmiers à l’hôpital de Lemera. Mais au même moment qu’on construisait cette école, on était en train d’aider des. villages où il y avait des problèmes de santé, à construire des centres de santé et former des accoucheuses pour venir en aide aux femmes qui en avaient besoin et qui souvent n’étaient pas assistées.
- En quelle année aviez- vous réalisé votre première opération de fistule?
La première fistule que j’avais opérée date de 1984. C’était une fistule obstétricale, c’est-à-dire, une fistule après un accouchement difficile, et dont la tête fœtale comprime les parties molles de la femme avec une nécrose, créant une communication entre la vessie et le vagin avec un écoulement d’urines, ou le rectum et le vagin en faisant couler les matières fécales par l’appareil génital.
- À quel moment de votre profession avez-vous compris que les actes de violences sexuelles étaient utilisés comme des redoutables armes dans la guerre de l’Est?
Je crois que lorsque vous opérez une fistule chez une gamine de 4 ans, avec un appareil génital complètement délabré qui a une communication entre le rectum et le vagin, une communication entre la vessie et le vagin, ça ne peut qu’être un traumatisme dû au viol. Et là je crois que c’est seulement pendant la guerre. Pendant toutes les autres années précédentes depuis 1984 jusqu’en 1999, c’était la première fois que je voyais des femmes arriver avec des appareils génitaux complètement détruits, avec la communication entre l’appareil digestif et l’appareil urinaire. Et effectivement, lorsque ça arrive aux enfants, vous ne pouvez pas vous poser d’autres questions, la réponse est clair. C’est l’intention de détruire. J’ai vu des femmes qui venaient avec des lésions dues aux armes à feu, tirées au niveau de l’appareil génital ou des baillonnettes introduites au niveau de l’appareil génital. Tout ca pour moi, ca n’a rien de sexuel. C’est une volonté délibérée de détruire, On l’utilise comme une arme pour terroriser, une arme pour montrer qu’on est puissant, qu’on est fort, qu’on peut tout faire. On l’utilise dans une zone que les femmes ne peuvent pas montrer facilement. Et cela donne à l’agresseur la possibilité de continuer à poser des actes sans que ça ne puisse attirer l’attention. Aujourd’hui, même si nous allons tirer la sonnette d’alarme, mais le fait que ça soit des femmes, que ca soit dans une zone isolée, cachée, il y a des gens, des détracteurs qui essaient de montrer que c’est une question qui n’existe pas. Vous comprenez que ceux qui commettent ces actes savent où frapper pour faire le plus de mal à la victime, à sa famille, à l’environnement qui voit. Et psychologiquement, à l’ensemble de la communauté qui n’a plus cette capacité de se défendre.
- « L’homme qui répare les femmes » est, d’une manière ou d’une autre, l’appellation qui fait votre renom aujourd’hui à travers le monde. Qu’est-ce que cela vous inspire ?
J’ai toujours dit qu’il faudrait beaucoup plus poser cette question à la personne qui a utilisé cette expression pour la première fois. Moi, j’ai toujours dit que je m’appelle Denis Mukwege et je pense que je n’ai pas besoin de plus. Je fais la Chirurgie réparatrice et cela ne fait pas de moi réparateur de quoi que ce soit. Je sais qu’il y a des gens qui essaient de polémiquer sur ça mais pour moi, je trouve que ça n’a pas de raison d’être. Pour le film, par exemple, ils ont dit l’homme qui repart. C’est le serment d’Hippocrate. Je crois qu’ils ont discuté et chacun voulait avoir son titre. Mais cela ne m’engage pas, je ne. m’appelle pas «l’homme qui répare», je m’appelle Denis Mukwege et comme profession, je suis gynécologue obstétricien, je fais la chirurgie réparatrice de l’appareil génital.
- Quel est le sentiment qui vous anime aujourd’hui, sachant que c’est depuis plusieurs années maintenant que vous faites face à de telles interventions?
On ne peut pas s’habituer à la misère, on ne peut pas s’habituer à la souffrance. Lorsqu’on voit des gens, des enfants, des femmes qui souffrent dans leurs corps, qui perdent complètement leur dignité, ce ne sont pas des choses de nature à s’y habituer. Ca fait mal. Mais on est obligé de pouvoir les aider malgré nous.
- Avez-vous connu tout au long de votre profession, des cas d’opérations de fistules qui ce sont avérées sans succès?
Elles représentent malheureusement à peu près 5% des cas des femmes que nous soignons et qu’on a opérées peut-être plusieurs fois sans succès.
Elles ont eu des lésions telles qu’on ne sait plus rétablir leur contenance.
Et ca c’est quand même dur, ce sont des femmes auxquelles nous essayons de donner un autre profil, de donner un autre avenir, en leur apprenant un métier, en les soutenant pour qu’elles puissent accomplir ce métier.
- Avez-vous des partenaires qui vous accompagnent dans ce travail?
Nous travaillons aujourd’hui avec presqu’une centaine d’organisations nationales et internationales. Et ce sont ces organisations qui nous transfèrent les malades ici. Pour pouvoir faire nos activités, flous travaillons étroitement avec des organisations comme l’Unicef et la Banque mondiale et l’organisation suédoise PMU dans la prise en charge des victimes des violences sexuelles.
- Bénéficiez-vous du soutien du gouvernement?
Je pense que dans ce travail non ! Pour le moment on n’a pas la participation du gouvernement.
- En plus d’être médecin, Dr. Mukwege a également une autre casquette, celle d’activiste des droits humains.
N’avez-vous pas peur pour la continuité de votre carrière professionnelle sachant surtout que ce que vous faites aujourd’hui vous a apporté en plus d’admiration, beaucoup d’ennuis également?
Je pense qu’il faut d’abord comprendre quelle a été ma démarche. J’avais créé cet hôpital en 1999, avec l’objectif de venir en aide aux femmes enceintes qui n’avaient pas la possibilité d’avoir une césarienne tout simplement parce que dans La région, l’hôpital qui pouvait le faire se trouvait au Nord de la ville. Et celle-ci étant assiégée, les femmes étaient perdues seules dans la partie Sud.
Quand j’ouvre cet hôpital malheureusement, la première femme que je soigne ne vient pas pour accoucher mais plutôt parce qu’elle a été violée et qu’on a tiré dans son appareil génital. J’étais là avec des bouts de chair qu’il fallait essayer de revitaliser, ra-coller des petits morceaux pour essayer de refaire l’appareil génital de cette femme, la rendre continente sur les plans urinaire et fécal. Et en ce moment, je peu vous affirmer que e 5ensais que c’était un fou qui avait fait ça, quelqu’un qui avait perdu la raison. Je ne pouvais pas imaginer que les hommes pouvaient décider de faire leur guerre sur l’appareil génital des femmes. Pour moi, ce n’était pas imaginable. Et ça, c’était en 1999. D’abord la première année, j’ai soigné 45 femmes, la deuxième année c’était 45 puis le nombre est allé en gonflant avec en 2004 le taux le plus élevé de plus de 4000 femmes soignées dans cet hôpital. En 2006, j’observe qu’en fait, les femmes qui ont eu des enfants issues de viols, étaient venues pour la deuxième fois. En 2008, je soigne pour la première fois, une fille qui était née du viol, mais qui elle-même venait d’être violée. Et là je m’étais dit que si je restai au bloc opératoire en train de réparer des fistules, des lésions génitales ça n’aura pas de fin. Officiellement, nous ne sommes plus en guerre, mais les viols continuent, la destruction des femmes continue. J’avais décidé en ce moment là de quitter le bloc opératoire momentanément pour pouvoir dire au monde ce qui était en train de se passer dans notre pays. Et là, j’ai pris une autre casquette de plaidoyer et j’ai commencé à faire le plaidoyer. Et lorsque vous essayez de parler aux gouvernants, ils ne vous écoutent pas. Vous essayez de leur montrer la réalité, ils font de la mascarade, ils essaient de contourner la vérité. Effectivement, après, ça donne l’impression que vous avez changé de position. Mais moi, je m’étais dit que je ne pouvais plus continuer à soigner les conséquences, il fallait soigner les causes. Et les causes, c’est la guerre, les conflits. Et donc aujourd’hui, lorsque nous disons aux gens demandez la paix, les gens ne comprennent pas. Ils pensent que demander la paix, c’est faire la politique. Mais en fait, qu’est- ce qui fait que nous avons des femmes qui sont détruites, violées ? Qu’est-ce qui fait que nos sœurs doivent souffrir comme ca ? C’est tout simplement à cause des conflits. Elles sont capables de cultiver, d’aller vendre leurs produits au marché, elles sont capables de vivre de leur force. Mais aujourd’hui elles ne peuvent pas le faire parce que tout simplement il n’y a pas la paix. Et donc pour moi, je pense qu’il n’y a pas eu changement. Je suis dans la logique de mes actions, c’est une logique qui veut qu’on se batte contre la cause et pas seulement continuer à soigner les conséquences que nous avons maintenant traité es depuis 1999.
Propos recueillis par Myriam Iragi