Le chanteur Tiken Jah Fakoly a été refoulé vendredi de l'aéroport de Kinshasa, en République démocratique du Congo, où il devait donner un concert. Un acte de censure selon l'artiste, pourfendeur des despotes africains avides de pouvoir.
Attendu pour un concert en République démocratique du Congo, le chanteur de reggae Tiken Jah Fakoly n'a pas pu franchir la douane, vendredi 19 juin. À l'aéroport de Kinshasa, lui ainsi que plusieurs de ses musiciens, tous en provenance de Bruxelles, se sont vus refuser l’entrée sur le sol congolais par les autorités, en raison, selon une source aéroportuaire citée par l’AFP, de visas non réglementaires.
"Les services d'immigration nous disent qu’il y a eu des déclarations qui sont en contradiction avec ce qui est porté sur le visa", a déclaré Lambert Mendé, porte-parole du gouvernement congolais, à RFI, précisant que Tiken Jah Fakoly et son équipe avaient fait la demande d’un visa touristique alors qu’ils venaient exercer une activité professionnelle. Les services d’immigration "ont estimé qu'il y avait une tentative de fraude et c'est pourquoi il a été renvoyé avec toute son équipe", a-t-il expliqué. La cellule de communication du ministère de l'Intérieur congolais n'a quant à elle pas voulu faire le moindre commentaire sur l'affaire.
Toutefois pour l'intéressé, les choses sont claires. "Je pense que j’ai été censuré par rapport aux messages que je passe pendant les concerts", a déclaré à RFI le lion ivoirien du reggae, qui devait se produire dimanche soir dans la capitale congolaise dans le cadre du festival Jazz Kif 2015.
Artiste résistant
Habitué à dénoncer dans ses chansons les souffrances et l'injustice dont souffrent des millions d'Africains, Tiken Jah Fakoly a par le passé fâché certains régimes du continent, comme les gouvernements ivoirien ou sénégalais. Via des paroles sans ambigüités, ce chanteur de 46 ans dénonce inlassablement depuis les années 1980 les régimes qu’il estime corrompus et exhorte la population à se faire entendre. "Quitte le pouvoir, ça fait trop longtemps que tu nous fais perdre notre temps", "il faut se lever", "je ne veux pas ton pouvoir", "votez", "je chante pour ne pas accepter, je dis non", figurent parmi ses refrains les plus connus.
En février dernier, fidèle à lui-même, le chanteur panafricaniste avait donné un concert à Goma, dans l'est de la RD Congo, au cours duquel il avait mis en garde les dirigeants du continent africain qui tenteraient de s'accrocher à la fonction suprême. "Je ne pense pas que j’aie représenté un danger pour ceux qui sont au pouvoir au Congo, mais en même temps, on n’est pas surpris. Sachant qu’il y a des militants des droits de l’Homme qui sont en prison, au Congo, cela veut dire simplement que la liberté d’expression n’existe pas dans ce pays", a précisé le reggaeman ivoirien à RFI.
Force est de constater que ses propos révolutionnaires résonnent particulièrement en RD Congo où le président, Joseph Kabila, au pouvoir depuis 2001, est soupçonné de vouloir briguer un troisième mandat, jugé anticonstitutionnel, lors de l’élection présidentielle de novembre 2016. Le refoulement de Tiken Jah Fakoly fait suite à l’arrestation puis à l’expulsion, en mars dernier, de trois membres du collectif sénégalais Y'en a marre et d’un activiste de la société civile burkinabè, accusés par le gouvernement de s'être rendus en RD Congo pour y préparer des "actes de violence".
Citoyen africain
Plébiscité dans le monde entier et récompensé aux Victoires de la musique en France en 2003, l’artiste altermondialiste est de tous les combats africains. "Je suis ivoirien mais avant tout africain. Quand la Guinée ou le Mali brûlent, c’est ma maison qui brûle !", expliquait l’icône aux "Inrocks", en 2014. Originaire d'Odienné, en Côte d’Ivoire, ce cadet d’une famille de forgerons et de cultivateurs quitte son pays en 2002 après avoir reçu des menaces de morts de la part des Jeunes patriotes (pro-Gbagbo) et s’exile au Mali.
Là, il se mobilise pour toutes les crises. La Guinée Conakry en 2010, le Mali en 2012. En 2007, il est déclaré persona non grata au Sénégal après avoir, lors d’un concert à Dakar, invité le président Abdoulaye Wade à "quitter le pouvoir, sans conditions". La star avait dû quitter le territoire sénégalais dès le lendemain de sa performance. Plus récemment, l’auteur du titre "African revolution" s’est exprimé sur la crise au Burkina Faso, où une révolte a chassé en octobre dernier le président Blaise Compaoré, qui prévoyait de modifier la Constitution pour pouvoir briguer un quatrième mandat. Tiken Jah Fakoly s’est aussi mobilisé dans le cadre de la crise au Burundi, pour dénoncer – là encore - une candidature controversée, celle du président Pierre Nkurunziza à un troisième mandat.
Cette omniprésence sur les sujets politiques en agace certains, au premier rang desquels se trouve Alpha Blondy. Dans une chanson intitulée "Mister Grande Gueule", l’autre ambassadeur du reggae ivoirien avait en 2007 copieusement insulté le contestataire : "J’aime pas ta gueule […] tu n'es pas Che Guevara encore moins Mandela". Tiken Jah Fakoly l’a tout de même invité à participer à son dernier album.
Une philosophie de réconciliation que cet artiste révolté aimerait voir adoptée par tout un continent "qui va mal". Ainsi, l’homme en appelle à la volonté de chacun. Dans la chanson "Dernier appel" figurant sur son album sorti en 2014, il s’adresse directement au peuple africain, l’invitant à s’emparer de son destin sans attendre d’aide extérieure : "Babylone [terme qui désigne l’Occident dans la culture reggae et rastafari, NDLR] donne et Babylone ordonnera toujours […] Arrêtons de tendre la main, il faut travailler pour sortir ce continent du trou".