A Bruxelles, Dénis Mukwege laisse des traces

Mercredi 10 juin 2015 - 09:18

Il ne se passe plus un mois sans que le médecin Directeur de l’Hôpital Général de Panzi, dans la province du Sud-Kivu intervienne sur le po¬dium d’une Assemblée générale en Europe comme aux Etats-Unis. Après donc des prix, l’heure est à l’écoute du Docteur Dénis Mukwege surnommé «Réparateur des femmes», victimes des viols de la part des bandes armées qui écu¬ment l’Est de la RD-Congo. C’est dans cette optique qu’il a été applaudi à l’issue de son discours prononcé à Bruxelles, en Belgique à l’occasion des journées européennes. Dans son discours publié en intégralité, le méde¬cin Directeur de l’Hôpital Général de Panzi, a émis le voeu de voir sa forma¬tion hospitalière remplir des actions qu’il s’est assigné lors de sa créa¬tion. Parmi ses actions, Mukwege indique que l’Hôpital Général de Panzi a été créé pour permettre aux femmes des contrées environnantes de donner naissance dans des con¬ditions humaines. Pour lui, il n’était pas ques¬tion que cette formation hospitalière devienne un centre de réparation des femmes, victimes des dégâts des violences sex¬uelles. Une sorte d’appel à la communauté interna-tionale de peser de tout son poids pour sécuriser la partie Est de la RD-Con¬go souvent déchirée par des guerres entre rebelles et forces loyalistes. Des nombreux rapports des organismes internation¬aux présentent des actes des viols comme une sorte d’arme de guerre que des bandes armées utilisent. Telle est la raison pour laquelle nous effectu¬ons un plaidoyer pour la paix et la justice, car sans sécurité physique et juridique, aucun pro¬jet durable de société ne peut être consolidé. Il est impératif que la com¬munauté internationale et l’Union européenne (UE) poursuive ses efforts d’appui aux autorités de la RDC dans une réforme profonde du secteur de la sécurité, incluant l’armée, la police, mais aussi la justice et le système pé¬nitentiaire, a laissé enten¬dre le médecin Directeur de l’Hôpital Général de Panzi.
Présentation du Docteur Muk¬wege à l’occasion des Journées européennes du Développement– Bruxelles – 4 juin 2015 Monsieur le Com¬missaire Mimica, Distingués invités, Mesdames, Mes¬sieurs, Je vous remercie de me donner la parole à l’occasion de cette neuvième édition des Journées europée¬nnes du Développement. Dans un monde dominé par la compétition et la concur¬rence, la coopération a voca¬tion à être la pierre angulaire d'un monde plus juste. Elle doit refléter la solidarité entre les peuples qui partagent notre humanité commune. La coopération au développe¬ment témoigne de la volonté des pays avancés de travailler ensemble, dans un esprit de partenariat, avec les pays sur le chemin du développement, en vue de créer les conditions favorables pour l’avènement d’un monde sans pauvreté, dans lequel chacun aurait la chance d’avoir une vie décen¬te, conformément à la dignité humaine. A mes yeux, l'aide au développement est un acte altruiste, noble, que nous ne pouvons pas assimiler à un acte de pitié, mais à une prise de conscience de notre re¬sponsabilité partagée entre êtres humains ayant un même destin. Dans un monde sans cesse plus interdépendant, l'homme doit comprendre que sa vie, sa dignité et sa sécuri¬té dépendent avant tout de celles de ses semblables. Et la paix et la prospérité en Eu¬rope dépendent aussi de la stabilité et du développement dans le reste du monde. Mes¬dames, Messieurs, Nous som¬mes convaincus que la global-isation des relations économiques doit aller de pair avec un renforcement du prin¬cipe d’universalisme des droits humains. La protection de la dignité humaine doit être au centre de toutes les stratégies et les politiques de développe¬ment doivent être guidées par la Déclaration universelle des droits de l’homme, qui garan¬tit à chaque être humain le droit à la sécurité et à mener une vie décente. Grâce à la coopération au développe¬ment, il nous est permis de rêver d'un monde sans pau¬vreté. S'opposer à l'aide au développement serait donc un acte de repli sur soi, qui ne peut conduire qu’à l’isolation, qui est contraire à l’esprit de coopération. La coopération au développement est donc la pierre angulaire non seule¬ment d'un monde juste, mais aussi d'un monde à la recher¬che de sécurité où les libertés individuelles sont respectées. Mesdames, Messieurs, De nos jours, formuler le voeu d'un monde juste où la pauvreté serait éradiquée, peut paraître utopique. Beaucoup pensent que la pauvreté est soit un choix, soit une fatalité. Pour notre part, nous pensons que l'injustice et la pauvreté sont des créations de l'homme dans le but de dominer et d'écraser son semblable afin d'accumuler biens et richess¬es au détriment de toute con-sidération morale et éthique. Mesdames, Messieurs, Un monde juste et sans pauvreté n'est pas une utopie! Il n'y a pas de fatalité. Car la mise en oeuvre de principes éthiques dans la production de richess¬es et des mécanismes équita¬bles de redistribution peuvent éradiquer la pauvreté dans bon nombre de pays qui sont aujourd’hui en développe¬ment. Comme je l’évoquais plus haut, il y a une certaine noblesse dans la coopération au développement, mais elle peut malheureusement aussi avoir des effets pervers. Cette perversion se manifeste notamment dans les cas suiv¬ants : Lorsque le donateur donne : - dans le seul but de calmer sa conscience, il sait parfaitement bien que l'argent qu'il donne sera gaspillé et finira dans les poches de cer¬tains dignitaires non redev¬ables. - dans un but géostra¬tégique : avant la chute du mur de Berlin, l'aide au dével¬oppement était systématique¬ment conditionnée à l'alignement idéologique, mais ce travers reste d’actualité dans l’esprit de travail de nombreuses agences de coo¬pération. - avec une obliga¬tion expresse ou tacite de privilégier les entreprises du pays donateur, et comme c'est trop souvent le cas aujourd'hui, lorsque le dona¬teur privilégie la main d'oeuvre non qualifiée de son pays à la main d'oeuvre locale. D'autre part, le bénéficiaire de l’aide ne peut prendre plaisir ou habitude à vivre sous perfu¬sion des soutiens extérieurs. Car il perd alors toute capacité d'initiative et d'autonomie et il se satisfait du minimum et par voie de conséquence, l'aide au développement l'appauvrit davantage. Ainsi, les dona¬teurs et les bénéficiaires doi¬vent vivre constamment dans une harmonie de visions et d'objectifs à atteindre. Ils sont tous co-responsables de la fi¬nalité de l'aide au développe¬ment et de son efficacité. Mesdames, Messieurs, L'aide au développement n'a de sens que si elle vise à sortir le bé¬néficiaire de la pauvreté. Mais si après 50 ou 60 ans, un pays continue de recevoir de l'aide alors que la situation socio-économique de ses concitoy¬ens se dégrade, alors une telle aide au développement est tout sauf noble. Et dans cer¬tains cas, l'aide au développe¬ment d'un pays serait tout simplement de ne pas la don¬ner. Une telle situation doit appeler à la redéfinition de la responsabilité partagée des donateurs et des bénéfici-aires. Deux considérations nous paraissent importantes pour cette redéfinition de la coresponsabilité. 1. Un changement des mentalités: la coopération au développe¬ment doit être respectueuse de chaque partenaire. Le do¬nateur et le bénéficiaire doi¬vent travailler dans une rela¬tion de partenariat et de respect mutuel. Le fait de donner n'implique pas une su¬périorité, tout comme le fait de recevoir n'implique pas une infériorité. 2. La mise en valeur des facteurs en¬dogènes: dans cette relation de partenariat, le Sud ne vient pas les mains vides. Dans cer¬tains cas, il faut privilégier de construire la coopération sur base de ce qui existe déjà et miser sur ces plus-values lo¬cales, sans arriver avec des formules toutes faites venues de l’extérieur. Il convient de rappeler malheureusement que dans certaines parties de l'Afrique, notamment en Ré¬publique Démocratique du Congo (RDC), les bonnes in¬tentions de développement se heurtent sur certains obsta¬cles dont les plus importants sont: 1. Les guerres à répé¬tition 2. Le déficit démocra¬tique et la mauvaise gouver¬nance 3. Le drainage des richesses 4. Le drainage des cerveaux 5. L'absence d'une justice indépendante 6. L’exclusion des femmes à la gestion de la chose publique 1. Guerres à répétition Nous savons qu’il ne peut y avoir de développement sans paix ni respect des droits humains. La sécurité et le respect des droits de l’homme sont les « prérequis » indispensables à tout effort visant au dével¬oppement durable. En RDC, les millions d’Euros et de Dol¬lars d’aide au développement et la croissance économique n’ont pas encore permis une amélioration significative des conditions de vie de la majori¬té de la population congolaise, en grande partie en raison de la persistance des conflits et de l’instabilité. Dans certaines régions du Congo, il est plus conforme à la réalité de parler de « rétrogression », tant en matière de développement qu’en matière de protection des droits fondamentaux, qu’ils soient civils et poli¬tiques, économiques, sociaux ou culturels. Telle est la raison pour laquelle nous effectuons un plaidoyer pour la paix et la justice, car sans sécurité phy¬sique et juridique, aucun pro¬jet durable de société ne peut être consolidé. Il est impératif que la communauté interna¬tionale et l’Union européenne (UE) poursuive ses efforts d’appui aux autorités de la RDC dans une réforme pro¬fonde du secteur de la sécuri¬té, incluant l’armée, la police, mais aussi la justice et le sys¬tème pénitentiaire. 2. Le dé¬ficit démocratique et la mau¬vaise gouvernance La communauté internationale et l’UE doivent encourager tous les acteurs à un dialogue con¬structif et à l’élargissement des espaces de liberté. L’UE et ses États membres doivent accompagner et soutenir des élections libres et crédibles si le contexte le permet, ou alors suspendre l’aide directe aux Etats qui oppriment la popula¬tion, conformément aux ac¬cords de coopération. Nous pensons que la coopération internationale et l’aide au développement ne peuvent pas renforcer des institutions corrompues qui se détournent de l’intérêt général et du bien commun. Lepartenariat pour l’efficacité de l’aide doit être guidé et lié par des progrès en matière de droits de l’homme et de respect des principes démocratiques. Sans efforts concrets pour améliorer la sit¬uation sécuritaire et la gou¬vernance démocratique, l’aide au développement ne pourra ni renforcer les institutions, ni améliorer les conditions de vie de la population ni contribuer aux efforts de lutte contre la pauvreté. L’Instrument euro¬péen pour la démocratie et les droits de l’homme (IEDDH) pourrait contribuer davantage aux efforts de la société civile, notamment les associations de femmes, pour assurer le relèvement communautaire dans les sociétés en post con¬flit, mener des activités de monitoring dans les processus de paix et les périodes électo¬rales, et encourager l’éveil à une participation citoyenne responsable, en vue de ren¬dre les autorités davantage redevables. 3. Drainage des richesses Dans le discours prononcé à Strasbourg à l’occasion de la remise du prix Sakharov, j’avais insisté sur le fait que la RDC a la capacité d’un développement en¬dogène, grâce à ses ressourc¬es naturelles, mais aussi et avant tout grâce à ses res¬sources humaines. Mais ces ressources humaines et na¬turelles ne peuvent aujourd’hui être exploitées pour le bénéfice de tous dans un contexte de « ni paix, ni guerre ». Mon pays a toujours été un acteur clef de la mon-dialisation et de l’évolution du monde moderne. Du caou¬tchouc qui a permis l’essor de l’industrie automobile à l’uranium qui a mis fin à la deuxième guerre mondiale et engendré l’ère nucléaire, en passant par l’étain, du tung¬stène, du tantale (3Ts)qui ont révolutionné notre manière de communiquer, le Congo est toujours au centre du progrès. Mais ce progrès n’a jamais été ni propre ni parta¬gé. Ces ressources qui per¬mettent le progrès en Europe et dans le reste du monde n’ont jamais entrainé le développement des commu-nautés locales où sont ex¬traites ces matières premières et n’ont jamais profité à la population congolaise, hormis quelques dirigeants et hom¬mes d’affaires peu scrupuleux et cupides. Avec humilité, je salue le courage politique des élus du Parlement qui ont voté lors de la dernière ses¬sion plénière à Strasbourg en faveur d’une législation euro¬péenne contraignante pour encadrer un commerce trans¬parent des minerais. Organe démocratique par excellence des institutions européennes, le Parlement a décidé de rom-pre les liens avec le com¬merce des minerais de sang. Il s’agit de l’une des causes profondes des conflits récur¬rents et des violations des droits humains telles les vio¬lences sexuelles à grande échelle dont nous réparons les conséquences à l’hôpital de Panzi sur – hélas – déjà, la deuxième génération de vic¬times. La société civile aspire à voir les Chefs d’Etat réunis au sein du Conseil endosser la position du Parlement pour permettre à l’UE de s’aligner sur les normes de l’OCDE en matière d’approvisionnement ainsi que sur les règlementa¬tions contraignantes déjà adoptées aux Etats-Unis et dans plusieurs pays africains, dont la RDC.
Elle enverrait également un signal clair au monde des entreprises et répondrait au souhait de transparence des citoyens/consomma¬teurseuropéens. Avant tout, un commerce transparent à tous les maillons de la chaine d’approvisionnement et de la traçabilité permettrait à l’UE de contribuer à mettre fin à l’exploitation des enfants qui travaillent dans les mines dans des conditions inhu¬maines, aux viols commis en masse qui déchirent les com¬munautés et les acculent aux déplacements et à l’exode et, enfin, à établir un partenariat gagnant-gagnant. Tel est le chemin du développement durable. 4.
Drainage des cerveaux Les ressources humaines d’un pays sont ses ressources les plus précieuses, mais trop souvent, le développement des pays moins avancés est entravé par la fuite de leurs cerveaux. Descendez à l’aéroport de Bruxelles ou de Paris, et vous aurez deux chances sur trois de trouver un chauffeur de taxi africain. Engagez la conversation avec lui, et vous apprendrez que la majorité d’entre eux sont des diplômés qualifiés.
Entrez dans n’importe quel hôpital belge ou français, et vous aurez beaucoup de chance d’être pris en charge par un médecin africain, et soigné par une infirmière af¬ricaine. Sachez aussi que dans la région où je vis, le nombre de médecins par ha¬bitants reste extrêmement bas : 1 médecin pour 10000 habitants. Tout en respectant la liberté et les choix de cha¬cun, ce constat nous invite à réfléchir sur les déséquilibres engendrés par l’instabilité et le manque d’opportunités dans les pays d’origine, et nous aspirons à ce que les programmes de la coopéra¬tion au développement con¬tribuent à stabiliser les per-sonnels qualifiés dans leur milieu. 5. L'absence d'une jus¬tice indépendante Le dével-oppement des pays moins avancés nécessite un état de droit doté d’institutions fortes. Trop souvent, l’absence d’une justice indépendante favorise un climat de corruption et d’impunité, qui favorise une élite qui se détourne des con¬sidérations d’intérêt général pour leur enrichissement per¬sonnel.
La justice est donc un élé¬ment clés pour un dével¬oppement sain et équitable, et pour garantir la sécurité juridique non seulement des investisseurs étrangers mais aussi des particuliers. 6. Ex¬clusion des femmes à la ges¬tion de la chose publique Un monde plus juste ne peut se construire sans la pleine par¬ticipation de plus de la moitié de sa population. Vingt après le Sommet de Bejing, force est de constater que l’égalité des genres reste un objectif prioritaire pour parvenir à un développement durable dans le monde entier.
Les femmes sont encore sous-représentées dans les instances de décisions et subissent des discriminations depuis leur naissance, au sein des familles, du monde du travail, dans tous les secteurs de la société. Nous savons pourtant que le meilleur in¬vestissement est d’investir dans les femmes, car les retombées iront non seule¬ment pour la famille, la com¬munauté, mais au bénéfice de l’ensemble de la société. Aujourd’hui, ce constat n’est plus seulement une opinion mais une certitude basée de nombreuses études scienti¬fiques.
A Panzi, nous aspirons à ne plus traiter les conséquenc¬es de la violence faites aux femmes, mais à revenir à l’objectif qui nous avait amené à fonder l’Hôpital : aider les femmes à donner la vie. Chaque jour, nous trouvons notre inspiration et notre force dans le courage et la détermination des femmes. Nous sommes témoins de la capacité des victimes à trans¬former les souffrances endu¬rées en force de changement pour la paix et le progrès pour tous. Au fil des années, nous avons développé un modèle de prise en charge holis¬tique qui comprend 4 piliers : (1) médical et chirurgical, (2) psycho-social, (3) socio-économique et (4) juridique. Ce modèle d’assistance ho¬listique développé à Panzi a déjà été dupliqué dans la Province du Sud Kivu dans deux zones de santé en zone rurale, où la santé maternelle et reproductive fait cruelle¬ment défaut, par l’adaptation des centres de santé pri¬maires en « Guichet unique » ou « One stop center », où les femmes pourront trou¬ver les différents services en réponse à leurs besoins dans un même endroit, en assurant la non stigmatisation des vic¬times de violences sexuelles. A terme, nous effectuons un plaidoyer pour que ce modèle soit intégré dans le système de santé congolais, et nous travaillons en collaboration avec les autorités congolaises pour atteindre cet objectif. Mesdames, Messieurs, Sans la paix, sans la démocratie, sans la bonne gouvernance, sans des politiques de dével¬oppement cohérentes, l’aide n’améliorera pas les condi¬tions de vie d’une écrasante majorité de la population. Dirigeants politiques, pratici¬ens du développement, ac¬teurs du secteur privé et de la société civile, chacun de nous porte une part de re¬sponsabilité partagée et cha¬cun de nous peut contribuer àl’édification d’un monde plus juste. Il s’agit maintenant de traduire les paroles en actes et de mobiliser toutes les én¬ergies pour parvenir un dével¬oppement durable, équitable et inclusif. Merci pour votre attention Docteur Denis Muk¬wege. Bruxelles, 4 juin 2015.