Changer le Congolais pour changer le Congo

Jeudi 24 septembre 2015 - 11:19

(Par Modeste Mbonigaba, chercheur et président de l’Association des anciens étudiants de l’ex-Lovanium)

Avant-propos

De l’analphabétisme en politique !

« Le pire des analphabètes, C’est l’analphabète politique. Il n’écoute pas, ne parle pas,

Ne participe pas aux événements politiques.

Il ne sait pas le coût de la vie, le prix des haricots et du poisson,

le prix de la farine, le loyer, le prix Des souliers et des médicaments Dépendent des décisions politiques. L’analphabète politique est si bête

Qu’il s’enorgueillit et gonfle la poitrine

Pour dire qu’il déteste la politique.

Il ne sait pas, l’imbécile,

Que c’est son ignorance politique

Qui produit la prostituée

L’enfant de la rue, le voleur et le pire de tous les bandits :

Le politicien malhonnête, menteur

Et corrompu, qui lèche les pieds

Des entreprises nationales et multinationales. »

Berthold BRECHT

Poète Allemand

INTRODUCTION

Plus d’un demi-siècle nous sépare du 30 juin 1960, date à partir de laquelle le peuple congolais est, théoriquement, devenu maître de son propre destin. C’est au nom du peuple congolais que des régimes successifs ont eu à gérer ce pays, chacun avec plus ou moins de bonheur. Le régime actuel n’a pas tort de vanter ses réalisations (qui sont du reste tout à fait palpables) parce que ses devanciers en ont fait autant ; c’est de bonne guerre, comme on dit !

Mais, au-delà de cette sorte de navigation à vue, dépourvue de véritable perspective historique, nombreux sont ceux qui, parmi les Congolais, s’interrogent, depuis le 30 juin 1960, sur la signification exacte du concept AUTODETERMINATION. Que devons-nous entendre par AUTODETERMINATION d’un peuple ? Sommes-nous, à proprement parler, maîtres de notre devenir en tant que peuple, comme ce mot le dit ? Avons-nous effectivement le dernier mot sur ce qui se décide ou sur ce qui se fait sur et pour notre pays ? Un sage disait «que l’esclavage n’a de prise réelle et durable que là où il y a… des candidats esclaves» ; en d’autres termes, «il existerait des peuples… colonisables» !!!

Si cela veut dire que nous avons été colonisés parce que nous étions colonisables, qu’avons-nous fait de spécial, depuis le 30 juin 1960 (ou avant cette date), pour cesser de l’être ? Qu’avons-nous fait, à partir du 30 juin 1960, pour qu’il ne soit plus possible de nous (re) coloniser ? Telle est la question fondamentale que devrait se poser tout peuple qui, comme nous, a subi une colonisation qualifiée d’infantilisante et dont la décolonisation a été considérée par tout le monde comme précipitée, voire bâclée.

Dans les premières décennies qui ont suivi cette décolonisation bâclée, on a, pour tenter de masquer l’extrême dépendance de ces jeunes Etats africains et autres manifestement peu viables, davantage parlé d’interdépendance. Depuis un quart de siècle, il est désormais question de mondialisation et de globalisation comme pour éviter de mettre en exergue l’extrême fragilité de ces mêmes Etats ! Quoiqu’il en soit, interdépendance ou globalisation/mondialisation, la réalité est restée la même : dans un jeu à plusieurs, il y a des maîtres du jeu et ceux qui subissent ce jeu. Donc, hier comme aujourd’hui, le problème à résoudre demeure le même et se décline comme suit : comment procéder pour faire partie, non pas de ceux qui subissent le jeu, mais plutôt de ceux qui le mènent ? A cette question, la réponse pour nous tombe comme un couperet : pour entrer dans le camp de ceux qui mènent le jeu, il faut d’abord changer l’homme congolais !

Dans les lignes qui suivent, nous allons tenter de démontrer la pertinence de cette affirmation en commençant par : 1) préciser la nature du problème, 2) revenir à l’histoire récente du Congo, 3) faire l’état des lieux du pays depuis que nous sommes «indépendants», 4) proposer les réformes susceptibles de changer l’homme congolais, 5) aligner les piliers sur lesquels asseoir ce redressement spectaculaire et 6) afficher le visage du nouveau Congo engagé enfin, de façon irréversible, sur la voie de l’émergence avant de conclure et d’émettre une recommandation.

DE QUOI S’AGIT-IL AU JUSTE ?
De Joseph KASAVUBU à Joseph KABILA, en passant par MOBUTU SESE SEKO, Laurent Désiré KABILA et…Patrice Emery LUMUMBA, tous les hauts dirigeants politiques de ce pays, depuis l’indépendance jusqu’à ce jour, ont exprimé et continuent d’exprimer, chacun avec ses mots, le même vœu : celui de voir les Congolais adopter un nouveau comportement susceptible de libérer tout leur potentiel d’énergie afin que, exploitant au mieux les atouts matériels et humains dont il dispose, le pays s’engage résolument sur la voie d’un développement fulgurant.

Du côté des intellectuels et autres penseurs congolais, depuis les célèbres auteurs du «Manifeste de Conscience Africaine, paru en 1956» (dont les plus connus sont : Joseph Albert MALULA, Joseph ILEO et Joseph NGALULA) jusqu’à Félix MALU Wa KALENGA (devenu «populaire» suite à sa Déclaration à la «Conférence Nationale Souveraine» en 1992), en passant par Auguste MABIKA KALANDA (auteur de «La remise en question, base de la décolonisation mentale» publié en 1965), Valentin Yves MUDIMBE, ILUNGA KABONGO (pour ne citer que ceux-là), ce vœu a même, pour certains, été transformé en une ébauche de solution à cette problématique : pour eux, il faut remettre en cause le système actuel de gestion gouvernementale hérité de la colonisation, afin de le remplacer par un nouveau système, fruit de ce que le Professeur Félix MALU wa KALENGA appelle la «révolution de l’intelligence». La révolution de l’intelligence serait la voie royale devant déboucher sur la mise en place d’une nouvelle organisation politique, sociale et institutionnelle qui tienne enfin dûment compte de nos réalités propres tout en respectant les fondamentaux de la démocratie moderne.

Malheureusement, plus de cinq décennies après les indépendances et un quart de siècle après la vague des «Conférences Nationales Souveraines» un peu partout en Afrique noire francophone, cette révolution de l’intelligence n’est toujours pas opérée ! Nous continuons, pour la plupart, à refuser de réfléchir en «hommes libres» et sommes, de ce fait, incapables de proposer des pistes nouvelles susceptibles de nous sortir des sentiers battus.

La décolonisation mentale n’a donc pas encore eu lieu dans nos têtes ; ce qui nous rend intellectuellement inaptes à «oser penser» un Congo et des Congolais qualitativement différents de ce qu’ils sont aujourd’hui ! Trahissant par là une évidente paresse intellectuelle, nous continuons à nous comporter comme si nous attendions que ceux qui ont mis en place le système actuel de gouvernement, pourtant unanimement décrié, nous montrent comment le démanteler et le remplacer par un nouveau système réellement au service du Congolais !

UN PEU D’HISTOIRE
Léon PETILLON, avant dernier Gouverneur Général du «Congo Belge et du Ruanda Urundi», rapporte dans ses mémoires une brève conversation avec son prédécesseur à ce poste, Pierre RYCKMANS, lors de son retour définitif en Europe en 1958. En voici la substance :

RYCKMANS à PETILLON : «Comment ça va au Congo ?»

PETILLON à RYCKMANS : «Vous n’êtes pas au courant de ce qui se passe au Congo ? Les Congolais réclament leur indépendance, tout de suite ! »

RYCKMANS à PETILLON : «Quoi ? Les Congolais veulent leur indépendance tout de suite ? Eux qui ne sont même pas encore un pays ? » Fin de la conversation.

En quelques mots, le décor est planté. Deux grands connaisseurs du Congo profond et de la politique coloniale belge au Congo, totalisant, à eux deux, un quart de siècle de gestion de la colonie en qualité de Gouverneur Général, (soit de 1933 à 1958), font ce terrible constat : le Congo, qui se «bat» pour décrocher son indépendance, n’est pas encore un pays ! Certes, c’est un ensemble géographique bien délimité avec des populations parfaitement identifiées mais ce n’est pas un pays au sens où on devrait l’entendre. Faut-il rappeler en effet que, pour être un vrai pays, il faut, tant pour ceux qui gouvernent que pour ceux qui sont gouvernés, «penser-toujours-pays», ramener toujours tout au bien, au progrès, au développement du pays, considéré lui-même comme… un tout indivisible ?

Ce n’est, à l’évidence, pas le cas du «Congo Belge» à la veille de son accession à l’indépendance. Mais, qui oserait reprocher au colonisateur belge de n’avoir rien entrepris, pendant près de quatre-vingts ans de présence, pour faire du Congo un vrai pays ? Etait-ce seulement son rôle, son devoir ou simplement son intérêt de le faire ? La pérennité de sa colonisation d’exploitation (et non de peuplement), surtout pour un pays de taille plutôt modeste comme la sienne, ne dépendait-elle pas, justement, de sa capacité à diviser, à opposer, à affaiblir les populations des espaces colonisés, se conformant ainsi à l’adage bien connu de : «diviser les tribus pour mieux régner sur …l’empire colonial» ? Mission parfaitement réussie lorsqu’on jette un regard rétrospectif sur les anciennes «possessions belges d’Afrique» ! Le muluba du Katanga serait, définitivement ( ?) devenu un «étranger» pour celui du Kasaï, tandis que le lulua serait tout à fait «différent» du muluba ! Entendons-nous bien.

Qu’un muhavu du Sud Kivu soit, au regard de ses coutumes et traditions, éloigné du muyaka de Bandundu, situé à 2000 km de distance, quoi de plus normal ! Mais qu’un mushi de Kabare soit «différent» du mushi de Walungu ou qu’un murega de Mwenga ne soit pas tout à fait le même que celui de Shabunda ou de Pangi, cela frise la manipulation ! Bref, des différences mineures peuvent exister entre des tribus bantoues éloignées les unes des autres mais pas entre les membres d’une même tribu vivant sur un même espace territorial !!!

Ajoutons, pour clore ce rapide survol ethnographique, qu’au «Ruanda Urundi» voisin, autre espace sous contrôle belge, c’est même une différence de «race» entre le Hutu et le Tutsi qui aurait été détectée !

Il faut tout simplement remarquer que le colonisateur belge applique ici, avec une minutie d’orfèvre, la règle d’or du fameux «Code Noir» – élaboré déjà sous Louis XIV, roi de France, à l’époque où la traite négrière bat son plein ! – pour, parait-il… «dominer à jamais la race noire» ! Cette règle, la voici : «exploiter à fond la moindre petite différence réelle ou supposée pouvant exister entre les populations colonisées ou asservies (taille du nez, taille tout court, différence de teint, de langage, de coutume, nuances sur quelques traditions ou sur tout autre petit détail), pour diviser lesdites populations et, ainsi, régner tranquillement et durablement sur elles ! »

ETAT DES LIEUX AU LENDEMAIN DE L’INDEPENDANCE
Ce bref rappel historique a le mérite de mettre en perspective ce qui va se passer aussitôt après le «départ formel» de celui qui, à l’intérieur de la colonie, maintenait un semblant d’unité et de cohésion entre les tribus, les ethnies, les provinces, les communautés linguistiques, les confessions religieuses…. Que voit-on en effet dès le lendemain de la proclamation de cette indépendance ? Non seulement des velléités séparatistes se font jour, aussitôt après la disparition de cet «élément fédérateur», mais de véritables sécessions sont proclamées ici et là, certes encouragées par telle ou telle puissance étrangère. Mais, qui peut oser dire que, dans leur majorité, les populations concernées se font particulièrement remarquer par leur farouche opposition à ce qui se passe sur le terrain ? Savent-elles seulement ce qui se joue autour d’elles ?

En réalité, ces nouveaux «Patrons» du Congo (que sont les Congolais) ne savent absolument rien de leur nouveau statut ; ils ne savent pas que le destin du Congo est désormais entre leurs mains ; ils ne savent pas que les nouveaux dirigeants sont avant tout leurs serviteurs c’est-à-dire de simples gestionnaires qui doivent constamment rendre compte au «Patron» de leur gestion du patrimoine commun qu’est le Congo… Bref, pour «ces-patrons-qui-s’ignorent», les nouveaux leaders sont, certes, «des frères tribaux», mais en même temps des continuateurs du «Mundelé» (le colonisateur blanc), des remplaçants du «Muzungu». Ce sont des «Mfumu» (Chef au sens africain, c’est-à-dire «Roi-de-droit-divin» !), des «Mwami», des «Mbuta»… à qui les gouvernés doivent respect inconditionnel et obéissance aveugle. Ne sont-ils pas, eux aussi, transportés en «tipoy» comme le colonisateur qui vient de partir ? Bref, il n’y a que ces désormais «ex-colonisés» qui, du fait de leur ignorance, demeurent ce qu’ils ont toujours été c’est-à-dire des «sujets», des serviteurs et non de vrais acteurs, de vrais propriétaires !

Dans ma Chefferie, une réflexion d’un «pygmée» présent aux cérémonies marquant le 30 juin 1960 résume magistralement la situation comme suit : avec l’indépendance, nous, les pygmées, nous montons en «grade» parce que nous pourrons désormais nous marier avec…les Congolaises tandis que les Congolais pourront se marier avec…des «blanches» ! Voilà à quoi se résume le 30 juin 1960 pour cet «homme de la rue»… peu ordinaire, il est vrai !

Le fait pour les Congolais en tant que peuple de ne pas savoir qu’ils deviennent les seuls vrais «maîtres» de ce pays dont le Roi Baudoin vient de proclamer indépendant, sera à la base de tous les malentendus et de tous les dérapages constatés déjà le jour même de cette proclamation, parce qu’il met à découvert le vrai visage de ces nouveaux «Patrons» du Congo, visage qui correspond à ce que Berthold BRECHT (célèbre poète allemand des années trente) appellerait des «analphabètes politiques» !

L’analphabétisme politique semble être en effet la notion qui aurait été tue ou, à tout le moins, cachée avec le maximum de précautions à ces «nouveaux propriétaires» du Congo. Tant du côté des nouveaux dirigeants que du côté des anciens maîtres, personne n’osera leur dire qu’ils n’ont pas encore acquis les capacités indispensables pour jouer effectivement leur rôle de «patron du Congo», à savoir : 1) sélectionner avec toute la rigueur nécessaire les meilleurs candidats à chaque poste politique, 2) contrôler avec une sévérité extrême la gestion de chaque responsable politique et 3) sanctionner sans la moindre complaisance le bilan présenté à la fin du mandat. De là à soupçonner qu’il y aurait eu en amont, sur cette question vitale, une complicité tacite entre la nouvelle «élite» congolaise et l’élite coloniale, il n’y a qu’un pas !

Synonyme d’ignorance des enjeux de la part du «propriétaire» du Congo, l’analphabétisme politique va avoir effectivement des conséquences graves sur le comportement de ceux dont la mission est, justement, de gérer au nom du propriétaire ce patrimoine commun, c’est-à-dire les nouveaux dirigeants. Pour l’écrasante majorité de ceux-ci, en effet, le pouvoir auquel ils viennent d’accéder n’est pas perçu comme une lourde charge, un mandat, un ensemble de défis à relever. Pour eux, c’est plutôt une sacrée chance d’accéder au statut jusque-là réservé à l’«homme blanc», c’est une sinécure, une occasion unique et on ne peut plus rapide de faire fortune, bref, c’est… une bénédiction divine !

Cette conception erronée du pouvoir d’Etat, partagée tant par les gouvernés que par les gouvernants, va favoriser l’éclosion, (au Congo, en Afrique et ailleurs), d’une nouvelle «race» de personnes. Nous allons en effet assister à l’émergence d’une nouvelle catégorie de «nantis», en fait une bourgeoisie d’un type nouveau, une bourgeoisie que même Karl Marx (un des grands théoriciens de la formation et de la lutte des classes) n’avait guère pu prévoir : c’est la fameuse bourgeoisie dite de la fonction publique ! Engendrée par l’analphabétisme politique des gouvernés, cette bourgeoisie de la fonction publique aura pour inconvénient majeur le fait que, tirant son origine d’un milieu (la fonction publique) qui, par essence, n’a pas vocation à enrichir son homme, elle éprouvera une gêne certaine à s’assumer comme telle et aura donc tendance à dissimuler des richesses indûment accumulées. Le plus grave c’est que, agissant le plus souvent sous des prête-noms, cette bourgeoisie bureaucratique et affairiste empêchera l’éclosion et le développement d’une véritable bourgeoisie nationale authentique qui, sous d’autres cieux, a joué (et continue de jouer) un rôle moteur dans le développement économique des nations.

La voilà l’origine du mal ! Les nouveaux propriétaires du Congo ne savent strictement rien de leur nouveau pouvoir ! Et pour cause ! Pendant près de quatre-vingts ans, ils ont été traités comme des sous hommes. Du jour au lendemain, sans transition aucune, il faut leur faire comprendre qu’ils deviennent désormais les nouveaux «patrons» de ce Congo ! Reconnaissons qu’un tel retournement de situation dans un laps de temps aussi court pourrait rendre fou ou, au minimum, donner le vertige !

Pour ceux qui, de leur côté, se retrouvent en «position» de diriger – parce qu’ils ont, tout simplement, la chance d’être comme on dit «au bon endroit au bon moment» ! – le fait d’accéder à un pouvoir d’Etat perçu comme une source d’enrichissement rapide va effectivement rendre «fous» la plupart d’entre eux ou, à tout le moins, pervertir à la fois leur esprit et tout le système de gouvernement. C’est ainsi qu’en peu de temps, la lutte pour le pouvoir va devenir une lutte à mort ! Vidé de son contenu éthique, ce pouvoir va devenir une fin en soi et non un puissant levier de transformation qualitative de la société. Seront dès lors extrêmement rares les cas où, par exemple, on accèdera à ce pouvoir «de façon civilisée», c’est-à-dire avec les félicitations du perdant à l’endroit de l’heureux gagnant ! Pour certains, quitter le pouvoir va même être perçu comme pire que la mort elle-même !

Source de tous les malheurs, cette mauvaise conception du pouvoir d’Etat aura pour socle, pour soubassement, la tribu, l’ethnie, l’appartenance géographique ou linguistique, voire même, dans certains cas, les «affinités confessionnelles» ! Chez nous, les partis politiques ne seront jamais des organisations constituées autour d’une même vision ou d’une même idéologie en vue d’aller à la conquête du pouvoir pour appliquer les idées et le projet communs. Depuis la veille des indépendances jusqu’à ce jour, nos partis politiques sont plutôt, d’une manière générale, des… «paniers à crabes», des «conglomérats», un véritable «melting pot» idéologique construit autour d’un noyau dur : la tribu, l’ethnie, une langue commune, une même province d’origine… tout en cherchant à donner des gages d’ouverture aux autres groupes sociaux. La tribu, l’ethnie, la langue, la province ou, dans certains cas, la religion remplace dans les faits l’idéologie politique. C’est ainsi qu’on trouvera, au sein d’un même parti politique, des libéraux, des communistes, des fascistes, des extrémistes de gauche et de droite, des socialistes, des écologistes, des chrétiens-démocrates, des socialistes-chrétiens, des «nationalistes»… dont le seul point commun est la folle envie de conquérir le pouvoir afin d’en jouir ! En Afrique (mais pas seulement), la règle d’or (mais non écrite !) est qu’on ne devrait pas raisonnablement se disputer le pouvoir suprême lorsqu’on appartient à la même tribu, la même ethnie, la même aire linguistique, le même bloc géographique ou…la même confession religieuse ! Etant donné que, pour les uns et les autres, le pouvoir est toujours assimilé à un gâteau, autant chercher le meilleur moyen de se le partager, en «bons Africains», au mieux des intérêts de la famille, du clan, de la tribu, de la province, de la communauté linguistique,…plutôt que de s’engager dans une guerre fratricide qui risquerait de se solder par un échec pour tout le groupe !

A partir des années 90, changement de cadre sans changement de logique. Désormais, la conquête du pouvoir doit se faire dans un cadre pluraliste et «démocratique», mais elle continue d’obéir à la même logique : celle de l’accumulation au profit de la «famille»… politique et/ou biologique ! Dans ce nouveau cadre dit démocratique, la politisation à outrance du fait tribal, ethnique, linguistique, géographique ou religieux, dans la lutte pour le pouvoir, va d’ailleurs engendrer, aux quatre coins du continent, des tragédies d’une ampleur jusqu’ici inégalée. Le génocide au Rwanda en 1994, précédé, deux années plus tôt, de l’éclatement de la Somalie ; les guerres civiles et ou les rébellions/agressions au Burundi, en Sierra Leone, au Liberia, au Soudan, au Congo Brazzaville, au Tchad, au Sénégal, en Angola, en Côte d’Ivoire, en Guinée Bissau, mais aussi au Mali, en Ouganda, en Centrafrique, au Nigeria, au Congo Kinshasa…bref, ce dernier quart de siècle sera marqué par une démocratisation mal engagée et extrêmement couteuse en vies humaines, construite sur cette politisation à l’excès du fait tribal, ethnique, géographique, linguistique ou religieux.

De sorte que lorsqu’on déploie aujourd’hui la carte de l’Afrique, on constate sans peine que, dans certains pays (inutile de les citer !), c’est la donne tribale ou ethnique qui domine la vie politique ; dans d’autres, c’est la donne géographique (Nord-Sud, Est-Ouest) ; dans d’autres encore, c’est plutôt la donne linguistique qui est déterminante ; dans d’autres enfin, c’est l’appartenance à telle ou telle religion (Chrétiens/Musulmans) qui est le facteur déterminant de la vie politique. Il y a bien sûr aussi des pays où c’est la combinaison de deux ou trois de ces facteurs qui prévaut. Ajoutons que, dans les pays d’Afrique du Nord, du Proche et du Moyen Orient, c’est plutôt à l’intérieur de la même religion (l’islam) que des clivages mortels se manifestent entre Chiites et Sunnites, entre ceux qui prônent un islam dit modéré et les fondamentalistes, les intégristes.

Voilà pourquoi, plus de cinq décennies après les indépendances, on doit se rendre compte, en ce qui concerne l’Afrique en général et le Congo Kinshasa en particulier, que le problème essentiel n’a pas encore été réglé : la problématique de la décolonisation mentale est toujours présente ! En d’autres termes, l’appropriation du Congo par les Congolais n’a toujours pas eu lieu. La mentalité du Congolais est toujours celle du colonisé, de l’«Eternel assisté» et non celle du propriétaire, d’un authentique acteur politique, agent de transformation de son environnement et artisan de son propre développement.

Comparé à un pays comme le Vietnam (ancienne colonie française) dont les infrastructures ont été complètement détruites après trente ans (1945-1975) de guerre de libération (d’abord contre la France ensuite contre les Etats Unis d’Amérique) – avec des millions de morts à la clé – le contraste est saisissant : d’un côté, nous avons un pays totalement debout avec des niveaux de production records dans de nombreux secteurs notamment dans le domaine des denrées tropicales comme le riz, le café…et de l’autre, un pays (la R D Congo) qui regarde avec nostalgie son passé colonial et qui, toutes proportions gardées, n’a même pas réussi à maintenir le niveau de production et de «développement» de cette époque !

Le contraste, en matière de prospérité, entre les anciennes colonies européennes d’Asie et leurs homologues d’Afrique noire (en particulier) serait, semble-t-il, dû au fait que, pour l’Asiatique, la colonisation n’aurait finalement été, au regard de son histoire, qu’une «courte» parenthèse vite refermée avec les indépendances, tandis que l’Africain ne serait toujours pas mentalement sorti de la colonisation du fait notamment que l’Etat, dont il est le ressortissant aujourd’hui, serait, en fin de compte, une… «création» du colonisateur !

Est-ce cela l’explication qu’il faut donner au constat fait encore récemment par un auteur belge, David Van Reybrouck (dans « CONGO, UNE HISTOIRE », ouvrage sorti des presses en 2010), constat selon lequel, aujourd’hui encore, le Congo Kinshasa ne serait toujours pas un pays mais juste «un espace géographique livré en pâture à tous les vautours du monde» ?

Notre conviction profonde est que le mal absolu se trouve à ce niveau et que rien de vraiment solide et durable ne peut se réaliser aussi longtemps que ce mal serait ignoré, occulté ou sous-estimé et ne serait, par conséquent, pas extirpé à sa racine.

DES REFORMES STRUCTURANTES POUR CHANGER… LE CONGOLAIS
Que faut-il changer et dans quel ordre ? Le défi qui nous est lancé est donc on ne peut plus clair : c’est celui de mettre immédiatement sur pied une nouvelle organisation politique, sociale et institutionnelle permettant d’installer un nouveau logiciel dans le cerveau du Congolais pour transformer ce «Citoyen-complaisant-actuel» en «Citoyen-Gendarme», capable d’exercer pleinement son double rôle de «Patron» du Congo et de «Gardien» qui protège jalousement ce patrimoine commun. Il s’agit de mettre dans la tête de chaque Congolais l’image d’un «Congo-propriété-de-tous-les-Congolais» à protéger comme la prunelle de ses yeux et dans la tête de chaque dirigeant congolais l’image d’un pouvoir d’Etat tellement lourd à porter, tellement difficile à exercer, que près de 90 % de ceux qui se battent aujourd’hui pour y accéder en auraient désormais très peur et décideraient, ipso facto, de changer de «métier» ! Il faut, hélas, constater qu’aujourd’hui, faute d’argent, ceux qui ont réellement la vocation de servir leur pays se trouvent en réalité exclus de la compétition électorale tandis que ceux qui ont amassé des fortunes, de façon souvent douteuse, se retrouvent pratiquement seuls dans une compétition électorale où l’achat des consciences (c’est-à-dire l’achat des voix !) est la règle