Tribune : Le professeur Mbata et l'incongruité épistémologique de la politologie (Kabasu Babu, politologue et chercheur en gouvernologie)

Lundi 6 avril 2020 - 10:32
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Rdc

Le Professeur André Mbata est un éminent académicien Congolais porteur d’une stature internationale. Ses foisonnantes productions intellectuelles dans diverses tribunes, aux substances souvent polémistes, contribuent à l’intelligibilité des questions majeures du Droit Constitutionnel en RDC. Cependant comme dans toute démarche intellectuelle impliquée dans les controverses politiciennes, ses diatribes ne sont pas absolument immunisées contre la faillibilité. Celle-ci est inhérente à son utilisation récurrente du terme «Politologie» dans ses virulentes réfutations de la  qualité de constitutionaliste aux auteurs des textes dont il remet en question la véracité.   
Tel est le cas dans sa récente tribune intitulée «Président F.Tshisekedi a le pouvoir de créer une Agence anti-corruption, un service spécialisé de la Présidence et non un établissement Public »(7sur7, Mercredi 1/4/2020). Usant de sa virtuosité épigrammatique, mêlant sarcasme caustique et argumentaire massue, il s’attelle à une impressionnante pulvérisation de la thèse des ceux qui ont remis en question la constitutionalité de l’ordonnance du Président F.Tshisekedi créant l’APLC. Dans ce texte, le Prof. Mabata écrit : « Nos juristes de crises – qui font de la politologie en croyant faire du droit constitutionnel ! ont cru à tort que du simple fait d’être dénommée Agence, l’APLC était un service public personnalisé».  Cette même formule a été utilisée par le Prof. Mbata en 2013, dans son offensive au vitriole contre l’ouvrage du Professeur Evariste Boshab (Entre la Révision de la Constitution et l’Inanition de la Nation », 2013). Par un sabre incandescent contre cet ouvrage, le Prof. Mbata assène une entaille : «..les arguments du contextualiste Boshab sont pauvres et intenables d’autant plus qu’ils relèveraient non pas du droit, mais    de la politologie». Il est limpide que le Prof Mabata ajoute au contenu épistémique de la Science Politique, toute démarche scientifique ou intellectuelle  ayant la prétention d’être une exploration de droit constitutionnel et qui porte des déficiences analytiques, des fissures argumentatives ou des hiatus interprétatifs des lois.  
Cette malencontreuse utilisation du terme «Politologie» qui est une appellation consacrée de la Science Politique pose un sérieux problème épistémologique, car elle lui assigne comme rayon additif de son champ exploratoire les détritus du droit constitutionnel.  C’est inadmissible. Ainsi donc la préoccupation ici n’est pas de rentrer dans le débat portant sur qui est constitutionaliste et qui ne l’est pas, et encore moins d’affirmer ou d’infirmer que le Président F.Tshisekedi a le pouvoir de créer l’APLC. La visée de cette réflexion est de démontrer l’invalidité épistémologique de cet usage incongru de l’appellation d’une noble science «Politologie » pour designer une démarche déficitaire  en exploration constitutionnaliste. En conclusion, il est relevé que l’exploration des questions d’une telle portée politique impose une approche systémique-fonctionnelle de type politologique. Celle-ci est porteuse de plus de luminescence capable de produire des solutions idoines aux effets expansifs durables dans système étatique et dans la société.
LA DEFAILLANCE DEMONSTRATIVE DU CARACTERE POLITOLOGIQUE DES ANALYSES DEFICITAIRES EN ANALYSES CONSTITUTIONALISTES

Il convient d’abord de souligner que le terme « Politologie » (politikos-logos)  est l’autre appellation académique consacrée  de la Science Politique. La Politologie et la Politicologie, se référent à la science qui étudie tous les phénomènes politiques (M. Prelot, La Science Politique, 1961). C’est du terme politologie que découle l’appellation politologue. Il est tout à fait légitime de la part d’un éminent professeur de droit constitutionnel de sublimer sa discipline et de recadrer ceux qui prétendent la maitriser et qui versent dans des approximations. Mais, le problème surgit comme une «incongruité épistémologique gravissime » lorsque l’on qualifie de «Politologie» les analyses considérées comme non-conformes aux canons du droit constitutionnel. La Politologie serait-elle, dans cet entendement baroque, une sorte de science résiduelle du droit constitutionnel dans laquelle on rangerait les démarches interprétatives erronées par rapport à la loi fondamentale ? Il y a donc ici clairement établi une problématique de l’atteinte à la noblesse et au contenu épistémique d’une science sociale porteuse d’un objet précis, d’un riche arsenal théorique et méthodologique et des référentiels robustes. Une science dont même la portée sociétale transcende celle du droit constitutionnel. Ce dernier est une sous-discipline du droit qui est déterminé par la Volonté Générale contractualiste (rousseauiste ou hobbesienne) du pouvoir. Ce dernier est la catégorie quintessentielle de la Politologie dans son paradigme maximaliste.      

L’utilisation du terme « Politologie » par le Prof. Mabata pour répudier le caractère non-constitutionaliste de la critique contre l’ordonnance présidentielle ne porte aucune démonstration rigoureuse dans sa tribune. Il ne suffit pas d’asserter qu’une démarche n’est pas du droit constitutionnel et est donc ipso-facto de la politologie. C’est une formule incantatoire impressionniste. Il faut démontrer en quoi cette critique de l’ordonnance présidentielle et de la création de l’APLC est Politologique. Pourtant il est d’une limpidité cristalline, à lire les arguments du Prof. Mbata, que ce qu’il relève comme faiblesse des critiques contre l’ordonnance présidentielle est essentiellement lié à la confusion des concepts de droit (service public ou établissement public), à l’aléa interprétatif des textes légaux et à la non prise en compte du précédant de la création des services spécialisés attachés à la présidence de la République sous le régime précédant. Il n’y a nulle part dans cette tribune où il relève une théorie, un concept ou une approche politologique utilisée par les auteurs de la critique de l’ordonnance présidentielle.   

Donc il est superfétatoire d’affirmer que l’auteur d’un texte «fait de   la politologie » sans en fournir une démonstration théorique ou méthodologique susceptible d’indiquer que les outils analytiques utilisés, qui sont d’une autre discipline, ne sont pas capables de dévoiler la vérité que seul le droit constitutionnel (si sublimé) est capable de capter. Il est donc nécessaire et urgent que les professeurs de la Science Politique de l’Université de Kinshasa interagissent avec leur collègue le Professeur Mbata pour une mise au point, car il porte atteinte à la noblesse de la Politologie en créant une filiation épistémique incongrue entre cette science et l’analyse constitutionaliste bancale. Cela désoriente les étudiants en  Science Politique, les lecteurs,  en injectant une conception erronée de la politologie dans la conscience collective. 

UNE PERSPECTIVE POLITOLOGIQUE SUR LA CREATION DE L’APLC : LE PRISME SYSYEMIQUE ET LE «RATIONAL CHOICE».

On peut concéder au Prof. Mbata que du point de vue du droit constitutionnel (du moins dans sa «perspective», au sens nietzschéen du terme), le Président F.Tshisekedi a le pouvoir de créer l’APLC. Mais dans l’optique de la Science Politique, ou de la « Politologie », les conclusions ne sont pas nécessairement aussi péremptoires. La Politologie est plus transcendantale avec un champ analytique plus large que le droit constitutionnel. Dans un prisme systémique-fonctionnel et du «rational choice», en effet, la création de cette APLC attachée à la présidence de la République porte trois problèmes. Le premier est relatif au système Etatique républicain avec son principe d’autonomie-spécialisation fonctionnelle. Ce service APLC va opérer dans un domaine éminemment judicaire pour poursuivre des crimes qui sont bien définis. Ceux-ci constituent des infractions que le pouvoir judiciaire par assignation étatique exclusive, poursuit, investigue, juge et réprime. C’est un domaine d’autonomie et de spécialisation fonctionnelle. Donc, au plan systémique de l’Etat, on produit un large potentiel d’émasculation fonctionnelle du pouvoir judicaire, tout en alourdissant l’institution Président de la République. Cela est susceptible de créer «un déséquilibre systémique» pour reprendre le concept de  Martin et McIntyre de MIT (2001).    

Deuxièmement, il y a la préoccupation d’efficience et des choix politiques rationnels. Le fait que l’APLC va s’accaparer des cas de corruption d’office signifie que les structures ou services du pouvoir judiciaire seront exclus (contournés) dans la phase première de la saisie des dossiers et de la conduite des investigations (encore que l’ANR et la PNC y travaillent aussi). Il n’y a aucune garantie que les cas impliquant les personnalités de la présidence, parents, ou leurs alliés politiques, vont nécessairement être transmis aux instances judicaires. Certains analystes  voient même dans l’APLC, un stratagème politique savamment  orchestré pour protéger la présidence, afin d’éviter la répétition d’une situation incontrôlée comme l’affaire embarrassante des sauts-de-mouton (dont l’aboutissement est aujourd’hui nébuleux). Et donc cette APLC serait une anticipation sur les autres opérations qui pourraient être initiées dans les trois ans qui restent à ce mandat. Au plan des choix politiques rationnels,  le contexte, les enjeux socioéconomiques de Coronavirus, exigent la réduction  drastique des dépenses de l’Etat. Cela pour dégager des marges de trésorerie pouvant aider à allouer plus de ressources à la riposte contre cette pandémie. Il est établi que les charges de la présidence de la République sont passées de $ 35 millions en 2019 à plus de $67 millions en Février 2020 (Actualité.C.D 73/2020). Dans ce cas de figure, même si le président a le pouvoir de créer toutes ces agences, la rationalité décisionnelle politique, l’efficacité de la gouvernance, proscrivaient une telle démarche en ce moment. Mais, on comprend que l’Etat d’urgence a été exploité pour prendre ces ordonnances pendant que le Parlement (censé siéger pour produire une loi réglementant l’Etat d’urgence) est en quelque sorte paralysé par la contingence sanitaire.  

Troisièmement, il y a un problème de perception psycho-politique. Nous avons encore un précédant gravissime qui projette un immense nuage de  doute sur l’efficience fonctionnelle de cette structure et de la présidence elle-même en cette matière. En effet, aujourd’hui, il y a les cas des $15 millions volatilisés, $ 1 million de la MIBA relatif à un contrat obscure qui aurait été octroyé aux canadiens par un ami du président et l’affaire de la corruption politico-maffieuse de plus de $100 millions relatifs au programme de 100 jours. L’opinion nationale et internationale sait que la présidence est l’épicentre de tout ce programme qui y a été géré en exclusivité, dans l’opacité pendant une année. Comment dans ce cas de figure, par exemple, cette présidence (et son APCL), va-t-elle être en quelque sorte investigatrice et accusatrice d’elle-même en toute impartialité sans interférence ? Aucun paramètre n’existe aujourd’hui, au regard de ce qui s’est passé pendant les 15 derniers mois, ne garantit que la présidence est soudainement devenue un espace de sainteté absolue et que les transactions indélicates ne pourront pas y être initiées ou téléguidées, directement ou indirectement. 

En ultime instance, La présidence n’a pas pour vocation de gérer les opérations d’investigation des crimes. La lutte contre la corruption fait partie de la politique gouvernementale. La présidence peut, au minima,  avoir un conseiller comme expert en cette matière pour guider le chef de l’Etat, mais qui n’a pas des pouvoirs d’investigation et d’incarcération des suspects. Donc même l’exemple de l’ancien «conseiller spécial en matière de corruption » qui jadis traquait et emprisonnait les suspects, est inopérant. Ayons un minimum de lucidité. Au Kenya, en Afrique du Sud,  et au Nigeria, par exemple (qui ont des niveaux de corruption plus élevés et plus sophistiqués que la RDC), la lutte contre la corruption est gérée par des agences (établissements publics) autonomes. Elles ne sont pas intégrées à la Présidence de la République. Pourtant ces pays opèrent avec des régimes présidentiels et leurs présidents ont plus de pouvoirs que dans le régime semi-présidentiel de la RDC. Au Kenya, par exemple, l’EACC, a été créée par le Parlement et opère comme une structure autonome exécutant une politique gouvernementale sous la coupole du ministère de la justice. Comme le démontre le Professeur Gerahard Anders (The Indépendance of African Anti-corruption Agencies, University of Edinburgh, Center of African Studies, November 26, 2019), l’un des efforts que doivent déployer les pays africains pour réaliser l’efficacité des agences de lutte contre la corruption consiste à les protéger contre l’interférence de la présidence de la République. 
 

CONCLUSION

LA CORRUPTION EST UN PROBLEME SOCIETAL IMPOSANT UN LEADERSHIP INNOVANT POUR DES SOLUTIONS SYNERGETIQUES DURABLES

La création d’une agence attachée à la présidence n’est pas une panacée. Il faut une solution systémique et fonctionnelle qui renforce les institutions existantes et implique une synergie sociétale. Le pouvoir judicaire doit absolument être remodelé, doté des ressources, de la technologie adéquate et d’un personnel spécialisé en matière de lutte contre la corruption. Le Parlement, premier rempart de l’Etat en matière de contrôle du gouvernement, doit aussi être repensé en cette matière, mis sous pression par les électeurs et la société civile pour être plus efficace dans le suivi de l’exécutif et toutes ses opérations. De même, le gouvernement doit concevoir un système de contrôle interne, avec des procédures et technologies (e-government) pour se prémunir contre la corruption. C’est d’abord une responsabilité du Premier Ministre de revigorer son gouvernement pour combatte la corruption et l’impunité. Les structures existantes notamment la Cours des Comptes et l’Inspections Générale des Finances doivent être valorisées, au lieu de la création d’autres unités duplicatives de certaines de leurs fonctions (cela va créer des télescopages contreproductifs). Nous devons avoir le courage de nous le dire. Les partis politiques devraient faire signer à leurs cadres déployés dans les fonctions étatiques des engagements éthiques, de telle sorte que les contrevenants soient exclus du parti (à l’instar de l’ANC et du SWAPO qui ont des commissions d’éthique). Les églises devraient aussi prendre des dispositions à cet effet. Il s’agit, par exemple, de  l’ouverture d’un « livre noir des politiciens corrompus » dans lequel les noms des membres exerçant des fonctions étatiques qui se rendent coupables de la corruption seront inscrits et mis à la disposions des électeurs. Et les électeurs doivent être sensibilisés à cet effet. Au Nigeria, l’ICPC travaille Avec la société civile dans la création des clubs d’intégrité. Il faut lutter contre la corruption comme on lutte contre le coronavirus, car la corruption est, en effet, un virus social dévorant.  En ultime instance, c’est la capacité du leadership transformationnel au sommet de l’Etat qui a le devoir d’insuffler un Esprit nouveau en impulsant la culture de l’intégrité, la transparence et la recevabilité.  

On se rend compte que la  perspective «Politologique» n’est pas celle d’une science d’interprétation erronée des lois ou de la constitution. La Politologie est une noble science plus englobante, explorant la philosophie et les idéologies, les structures et dynamiques du système politique. Elle scrute les acteurs politiques et leur intérêts, les jeux et enjeux du pouvoir dans les contextualités définies et aussi leur dialectique. Elle critique la rationalité des décisions politiques et propose des solutions polygonales porteuses de pénétration sociétale aux effets durables.
 
Kabasu Babu H.K (Libre-penseur, écrivain, Politologue chercheur en Gouvernologie)