Tribune - Les changements des équipes gouvernementales au Sud-Kivu: frein au développement ou progrès ? (Alain de Georges SHUKURANI, politologue)

Samedi 6 juin 2020 - 19:13
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Introduction
Le Sud-Kivu est une entité dans laquelle la scène politique est véritablement mouvementée. Les partis politiques, les « autorités morales », les mouvements citoyens, les confessions religieuses et la société civile n’hésitent pas à pénétrer dans l’arène politique pour influer souvent sur le changement des animateurs de l’exécutif provincial.
En effet, depuis 2007, le Sud-Kivu a connu cinq  Gouverneurs. Il a connu 4 remaniements ministériels. Ils sont notamment intervenus par la déchéance de deux Gouverneurs et la poussée à la démission du troisième Gouverneur à la suite du vote des motions de censure, du vote de plus d’une motion de défiance contre plus d’un membre du Gouvernement, l’envie de satisfaire certains partis ou groupes, la fin de règne du quatrième Gouverneur dictée par les élections de 2018, l’investiture du cinquième Gouverneur au mois de Mai 2019. Il est curieux de constater que les politiciens et une certaine opinion soient favorables à ces changements comme si c’est ce qui suffit au Sud-Kivu pour se développer. Rappelons que le régionalisme politique ou constitutionnel mis en place par la Constitution a été voulu dans le but de voir les provinces gérer localement leurs affaires aux nécessaires fins de leur développement.
La visée de cette exploration est d’élucider l’incidence des changements gouvernementaux sur la gouvernance au Sud-Kivu. Elle vise aussi à démontrer que les idées de changement récurrent des équipes gouvernementales pour impulser l’élan du développement du Sud-Kivu paraissent inappropriées à ce jour. Sa visée est également de proposer la voie à emprunter pour son décollage.
Cette exploration comporte trois points: L’instabilité gouvernementale au Sud-Kivu et ses causes (1), les conséquences des changements gouvernementaux sur la gouvernance et les politiques publiques (2), la voie qu’il faut emprunter pour le redressement socio-économique de la province du Sud-Kivu (3).
 
I. L’instabilité gouvernementale au Sud-Kivu et ses causes
Les récurrents changements gouvernementaux provoquent l’instabilité gouvernementale. Celle-ci affecte négativement l’efficacité gouvernementale, la gouvernance ainsi que la matérialisation des politiques publiques. Elle entraîne une série de situations qui impactent négativement sur les conditions socio-économiques de la province.
Ces changements successifs peuvent notamment être situés aux niveaux politique, institutionnel et tribal. Au niveau politique, l’influence exercée par les « autorités morales » sur les Gouverneurs et les ministres provinciaux, les insatisfactions politiques ou la recherche de la satisfaction des intérêts partisans créant de l’aigreur dans le chef des uns et des autres, « la tutelle anticonstitutionnelle » exercée par le pouvoir central sur les provinces,  les pressions incessantes entretenues par les députés provinciaux sur le Gouvernement provincial pour leurs intérêts privés en sont les causes. Au niveau institutionnel, le recrutement politique complaisant ne tenant ni compte de la compétence ni de l’expérience, la conception du pouvoir comme le moyen d’enrichissement personnel peuvent expliquer ces changements. Quant au niveau tribal, il sied de dire que l’esprit de clan, de colline ou l’ethnocentrisme qui règnent au Sud-Kivu en sont la cause.
Il importe de dire que les changements gouvernementaux ou les remaniements intempestifs occasionnent ou amplifient la corruption  et la mauvaise gouvernance.

II. Les conséquences des changements gouvernementaux sur la gouvernance et les politiques publiques au Sud-Kivu
Le Gouvernement provincial doit rechercher l’efficacité et l’efficience dans la mise en œuvre de son programme d’action. Dans cette mise en œuvre, il importe de tenir compte du contexte politique et économique.
Sur le plan politique, tout changement (en particulier gouvernemental, mais aussi ministériel) peut entraîner une modification des priorités. Le plus souvent on assiste à des retards ou à une application plus limitée d’une décision prise par d’autres acteurs politiques, voire dans certains cas à la non mise en œuvre. Au plan économique, les changements de conjoncture ont souvent pour effet de modifier les capacités financières de la mise en œuvre (Patrick HASSENTEUFEL, 2011).

Au Sud-Kivu, plusieurs politiques publiques annoncées par les différents Gouvernements qui se sont succédé sont restées lettre morte à cause de l’instabilité gouvernementale et de divergence de vision et des priorités. Les acquis des équipes gouvernementales sortantes n’ont jamais été pérennisés par celles qui entrent en fonction. De surcroît, les changements gouvernementaux ou ministériels pèsent sur les finances publiques provinciales. Ils entraînent le déboursement des indemnités de sortie des ministres ainsi que de certains de leurs collaborateurs. A cela s’ajoute le remboursement d’énormes dettes contractées par l’équipe sortante. Plutôt que de conduire à l’efficacité de l’action gouvernementale, ils favorisent le recul par les choix de certains hommes placés à la tête des départements ministériels, de vision, des priorités et des méthodes. Ils offrent l’opportunité à ceux qui accèdent au pouvoir de s’enrichir.

A l’instar de la Rd Congo et de nombreuses sociétés, le Sud-Kivu vit, comme le dirait Philippe Baumard (2012), dans l’immédiateté, l’hypertrophie de la disponibilité au détriment du sens, du spectaculaire au détriment de l’analyse. Au-delà du cercle vicieux dans lequel ces changements gouvernementaux nous plongent, ils renforcent l’idée d’un vide stratégique à cause de la normalité qui semble les accompagner. On trouve normal que les équipes gouvernementales soient régulièrement changées ou remaniées sans que cela ne soit porteur d’effets positifs sur le développement de cette entité provinciale. Face à l’absence des réponses stratégiques, c’est-à-dire des réponses pérennes susceptibles d’avoir un pouvoir transformateur définitif sur une question urgente, on applique un principe qui consiste à préserver, à maintenir à l’état, à ne pas remettre le système en question. On peut admettre, par exemple, que ce ne sont pas les facteurs géographiques ou culturels qui font que le Nord-Kivu avance à pas encourageants vers le redressement socio-économique et que Sud-Kivu stagne ou régresse. La différence notable se situe dans l’intention, la finalité ou le but d’exercer le pouvoir. La relative stabilité gouvernementale constatée au Nord-Kivu durant la période allant de 2007 à 2018 peut avoir favorisé aussi cet élan.

Sur la base des faits ci-dessous, il y a lieu de dire que le Sud-Kivu n’a pas commencé à être véritablement gouverné. La gouvernance est désastreuse presqu’à tous les plans : politique, administratif, financier, économique, social, infrastructurel : réalisations budgétaires déficitaires (moins de 50%), détournement, corruption, absence des routes de desserte agricole (sur 5 544 km, seuls 998,5 km de routes ont été entretenus de 2010 à 2013. Elles finissent par vite se dégrader car elles sont en terre), paupérisation généralisée (estimée à 84, 7%), retard de paiement des salaires (sur l’année 2020, le retard est de 4 mois. Les arriérés des salaires enregistrés par les gouvernements sortants s’évaluent à plus de 11 mois), chômage très élevé, constructions anarchiques à foison, délabrement des infrastructures routières et scolaires.
 
III. La voie qu’il faut emprunter
Les réactions ou les critiques corrosives contre les Gouverneurs me paraissent contre-productives. L’éviction d’un individu à la tête du Gouvernement provincial ne signifie pas la résolution des problèmes du Sud-Kivu.
Le Sud-Kivu a besoin de changement des méthodes ou des mœurs dans l’art de gouverner. Ainsi, comme le pense MONTESQUIEU dans De l’esprit des lois, lorsque l’on veut changer les mœurs et les manières, il vaut mieux les changer par d’autres mœurs et d’autres manières. Et pour faire changer les manières, ce sont les exemples qui comptent. Il faut que nos mœurs et pratiques soient favorables à l’observance des dispositions contenues dans les textes juridiques. Comme le pense Delly SESANGA dans La voie du changement : un pari de la raison pour la Rd Congo, c’est plutôt à l’intérieur du mouvement d’évolution des mœurs que l’on peut repérer les véritables fondements de notre foi à changer l’ordre des choses. Les gestionnaires publics provinciaux doivent faire preuve d’exemplarité dans la gouvernance (compétence, sens de l’intérêt général, efficacité, efficience, rationalité, esprit d’initiative ou d’innovation, dépersonnalisation du pouvoir).

La voie qu’il faut emprunter pour le développement du Sud-Kivu passe par des réformes radicales ou des actions correctives. Il faut, d’abord, rendre des institutions politiques de plus en plus inclusives pour permettre aux institutions économiques de l’être aussi. Ce sont les réformes politiques ou institutionnelles qui apportent du changement. Comme le pensent ACEMOGLU et ROBINSON (2012), les institutions économiques inclusives provoquent les incitations économiques: les incitations à s’instruire ou à s’éduquer, à épargner et investir, à innover et à adopter de nouvelles technologies, etc. Après avoir rendu les institutions de plus en plus inclusives, il faudra investir dans le savoir. Auparavant, les principales sources de richesse étaient les actifs matériels, comme les mines d’or, les champs de blé et les puits de pétrole. De nos jours, le savoir est la principale source de richesse (Yuval Noah HARARI, 2015). Ces deux réformes exigent le recrutement objectif du personnel politique et des fonctionnaires et la gouvernance multiniveaux. Recruter des personnes compétentes pour des postes ministériels est indispensable pour conduire des réformes. La tare, comme le dit Katumba Mwanke dans Ma vérité, qui consiste à faire fi des critères de compétence et à leur préférer ceux de la loyauté ou des liens lignagers paraît être l’injustice la plus insupportable de tous les systèmes politiques. Il faut faire en sorte que les ministres provinciaux deviennent de vrais responsables de leurs départements dont la coordination des actions et des projets est assurée par le Gouverneur. Il en est de même des services publics qui ont besoin d’une certaine autonomie pour bien accomplir leurs missions. En marge de ceci, il faudra aussi bannir les antivaleurs et privilégier l’intérêt général.

Ensuite, il faut assainir la gestion des finances publiques. Ceci permettrait de lutter et de sévir contre la corruption, le détournement, la concussion, les comptes parallèles, la fraude ou l’évasion fiscale, … Ces révélations sont contenues dans les rapports de différentes missions de contrôle parlementaire. Dans cette lancée, il faudra aussi accroître la capacité de mobilisation des deniers publics et renforcer les moyens pour la province de bien se prendre en charge. Il faut appliquer la retenue à la source conformément aux dispositions des articles 175 deuxième alinéa de la Constitution, 54 de la Loi sur la libre administration des provinces et 218 premier et deuxième alinéas de la Loi relative aux finances publiques.

Enfin, il faut mettre en place la fonction publique provinciale et locale conformément aux articles 3 troisième alinéa, 204 point 3 de la Constitution de la RDC ;  2 troisième alinéa, 35 point 2 de la Loi sur la libre administration des provinces ; 3 de la Loi organique n°16/001 du 03 mai 2016 fixant l’organisation et le fonctionnement des services publics du pouvoir central, des provinces et des entités territoriales décentralisées. Cette réforme doit permettre au Gouvernement provincial de s’appuyer sur des services publics dépendant de son pouvoir et entièrement engagés pour la cause du développement provincial. Par-dessus-tout, il faudra réduire les écarts de pouvoir et de revenus entre les différentes couches socio-professionnelles.

Conclusion
Les problèmes du développement du Sud-Kivu sont à situer aux niveaux des mœurs et pratiques de gouvernance, du fonctionnement des institutions, du but pour lequel on exerce ou on veut exercer le pouvoir. Il n’est pas ainsi objectif de penser que le déclic du développement puisse nécessairement venir des changements gouvernementaux.
Ils n’ont pas, en effet, aidé la province du Sud-Kivu à amorcer le processus du développement selon la vision du régionalisme et de la décentralisation politique et administrative instaurés par la Constitution. Ils ont plutôt créé une incidence négative sur la gouvernance politique et financière. Ils conduisent à l’instabilité gouvernementale et au dysfonctionnement des institutions, lesquels affectent négativement l’état des finances publiques provinciales ainsi que la résolution des problèmes provinciaux. Ils résolvent un problème politique politicien plus qu’ils ne recherchent l’efficacité gouvernementale.
Pour résoudre les problèmes de gouvernance au Sud-Kivu, il est impérieux d’amorcer des réformes radicales et d’autres actions/mesures correctives telles que celles proposées au point 3 de cette tribune.
Au chapitre des perspectives d’avenir, il faudra faire un choix rationnel sur les animateurs des institutions, notamment l’exécutif provincial. Les institutions provinciales doivent accomplir efficacement leurs missions en respectant la logique de la séparation des pouvoirs. Il importera aussi de donner une grande et longue marge de manœuvre d’action au Gouverneur de province pour qu’il ait suffisamment de temps pour appliquer sa vision politique. Il faudra embrasser le cercle vertueux qui découle non seulement de la logique démocratique, mais aussi du fait que les institutions politiques inclusives ont des répercussions sur la santé économique.
Cette tribune n’a pas la prétention d’avoir imaginé un modèle parfait de gouvernance. Son but n’est pas non plus de faire lire, mais de faire réfléchir. Elle balise le chemin dans ce sens.

Par Alain Shukurani, Politologue, Conseiller au Bureau d’études de l’Assemblée provinciale du Sud-Kivu et Cofondateur de l’Asbl Jeunes pour l’avenir de la Nation)

Pour lire l’intégralité de la réflexion, vous pouvez contacter son auteur au +243 853354387.