
Soixante-cinq ans après son indépendance, la République démocratique du Congo vit toujours dans l’ombre de son propre potentiel. À peine un Congolais sur cinq a accès à l’électricité. Le reste du pays, villes, villages, écoles, hôpitaux, entreprises, fonctionne, ou plutôt survit, dans l’obscurité. Dans ce pays géographiquement immense et politiquement essoufflé, la lumière n’a jamais été un véritable projet de société. Les gouvernements se succèdent, les slogans changent, mais la pénombre reste.
On peut survivre sans électricité. Des millions de Congolais se lèvent avant l’aube, dans le noir, allument du charbon pour faire du foufou, que ce soit dans un village reculé ou en plein cœur de Kin la Belle. Mais pouvoir appuyer sur un interrupteur, allumer la lumière, faire bouillir de l’eau sur une plaque électrique, tout en mangeant un reste de la veille conservé dans un frigo, pendant que les enfants font leurs devoirs à la lumière et non à la flamme tremblotante d’une bougie, c’est ça, le progrès. C’est un levier d’égalité, de dignité, de productivité.
Aux 21e siècle, l’électricité n’est donc pas un confort moderne. C’est un multiplicateur de vie.Et ce principe vaut aussi pour l’ensemble de la société. Une usine peut fonctionner sur un seul quart par jour. Mais avec une alimentation électrique fiable, elle tourne 24h/24, crée trois fois plus d’emplois, produit davantage et exporte. L’absence de courant, c’est une salle d’accouchement plongée dans le noir. C’est aussi un État incapable de se moderniser, de numériser ses services, d’assurer la sécurité, la santé ou la justice.
L’électricité ne résout pas tout, non plus le moteur d’une économie. Mais sans elle, rien ne s’accélère, rien ne s’organise, rien ne se transforme.
Une puissance assise dans le noir
Sur les 600 millions d’Africains privés d’électricité, 80 millions vivent en République démocratique du Congo, soit 13 % du total continental. Une statistique d’autant plus choquante que la RDC dispose d’un potentiel de production électrique estimé à 100 000 mégawatts, entre hydroélectricité, solaire, éolien et gaz méthane. Pourtant, en 2025, le pays n’en produit que 2 100 mégawatts, avec un taux d’électrification de seulement 21 %. Quatre Congolais sur cinq vivent donc sans les conditions minimales d’un quotidien moderne.
Ce gouffre énergétique est le résultat d’une défaillance structurelle de l’État, incapable de faire de l’électricité un pilier de développement national. Depuis l’inauguration du barrage de Mobayi Mbongo (11 MW) en 1989, un seul barrage public a vu le jour : Zongo 2 (150 MW), en 2018 sous Joseph Kabila. Pendant que la population passait de 37 millions à plus de 100 millions d’habitants, la stratégie énergétique, elle, est restée figée à l’ère du charbon, des groupes électrogènes et des expédients.
La libéralisation du secteur en 2014 n’a pas changé la donne. Faute de cadre clair et incitatif, les opérateurs privés n’ont ajouté qu’environ 500 mégawatts à l’offre nationale. La RDC accuse aujourd’hui un déficit de plus de 2 500 MW, qui pousse même les sociétés minières à importer de l’électricité pour faire tourner leurs machines. Un paradoxe cruel pour un pays qui pourrait, sur le papier, exporter de l’énergie vers tout le continent.
Une économie à la braise
Les ménages congolais brûlent chaque année 4 milliards de dollars en charbon de bois (makala), soit 67 % de la facture énergétique nationale, estimée à 6 milliards de dollars. À l’opposé, la Société nationale d’électricité (SNEL), dont l’approvisionnement reste rare et instable, ne génère qu’1,2 milliard, tandis que 800 millions sont consacrés à l’électricité importée pour l’industrie minière et quelques usages marginaux de gaz ou de solaire. Ce déséquilibre massif a été révélé par Fabrice Lusinde, directeur général de la SNEL, lors du panel « Déficit énergétique : et si les miniers apportaient la lumière ? », tenu à la 10ᵉ édition du Forum Makutano en 2024.
Le Congo vit à la braise, faute de courant
Ce modèle est suicidaire pour une nation. Un peuple entier dépend d’une énergie qui détruit les forêts dont il vit. Chaque sac de makala vendu en ville représente plusieurs arbres abattus, souvent sans replantation, dans des écosystèmes déjà fragilisés. Cette consommation massive alimente une déforestation accélérée, raréfie les ressources naturelles, provoque l’érosion des sols, et menace l’équilibre climatique régional et mondial. Dans le bassin du Congo, qui abrite la deuxième plus grande forêt tropicale de la planète, cette spirale est une course vers l’irréversible.
Le plus tragique est que ce n’est pas une fatalité. La RDC dispose d’un potentiel de production de 100 000 mégawatts, mais elle n’en exploite que 2 %, faute d’investissements publics cohérents et de politiques énergétiques inclusives. Le pays finance sa propre régression. Tant que les politiques publiques n’articuleront pas électrification de proximité et justice environnementale, les Congolais continueront d’alimenter la braise qui consume leur avenir.
Électrifier ou végéter
La RDC demeure enfermée dans une pauvreté de masse. Plus de 72 % de la population vit sous le seuil de pauvreté, selon les données de la Banque mondiale en 2025. Cette misère est visible et se manifeste silencieusement.
L’absence d’électricité ne symbolise pas seulement un retard technique, elle structure une économie de survie. Sans courant, aucune chaîne de valeur ne peut s’installer durablement ; sans énergie, pas de services publics dignes, pas d’industrie, pas de croissance.
Le lien entre électricité et développement n’est plus à démontrer. Chaque mégawatt produit génère jusqu’à 20 millions de dollars dans l’économie, selon le ministère congolais de l’Énergie. En comblant le déficit actuel de 2 500 mégawatts, la RDC pourrait théoriquement doubler son PIB, estimé à 70 milliards de dollars. Ce n’est pas une projection abstraite, mais pour une de rare fois, c’est une donnée technique appuyée par les expériences de pays qui ont misé sur l’électrification comme point d’entrée du développement.
Et pourtant, le paradoxe congolais persiste. Le pays détient l’un des potentiels énergétiques les plus vastes de la planète, estimé à 100 000 mégawatts, dont 40 000 concentrés sur le site d’Inga. L’Atlas national des énergies renouvelables recense plus de 700 sites exploitables pour des microcentrales hydroélectriques, du solaire ou de l’éolien. Mais plutôt que d’investir dans cette capillarité énergétique de proximité, l’État reste hypnotisé par le mirage du Grand Inga, un projet titanesque, bureaucratique, chroniquement retardé, et surtout dépendant de capitaux étrangers.
L’échec de l’ANSER (Agence nationale pour l’électrification des zones rurales) illustre parfaitement cette inertie. Lancée en 2020 avec l’ambition de produire 744 mégawatts, elle n’en a livré que 38 MW en cinq ans. Elle dispose pourtant de plans d’électrification pour les 145 territoires du pays, mais fonctionne avec un budget indigent de 10 millions de dollars par an, soit moins que le coût d’une campagne électorale. Cette lenteur n’est pas technique, elle est politique. Elle traduit un désintérêt profond des gouvernants pour les véritables leviers du développement.
Une autre voie est possible. Il ne s’agit pas de choisir entre des barrages géants et le néant, mais de déployer une stratégie hybride, combinant des solutions locales, des financements publics ciblés, et un pilotage technocratique rigoureux.
L’énergie comme socle de justice social
Soixante-cinq ans après son indépendance, la République démocratique du Congo demeure plongée dans l’obscurité, littéralement et symboliquement. La majorité des Congolais vivent sans électricité, privés de ce qui définit aujourd’hui la dignité dans le monde moderne. Et pourtant, le pays regorge de richesses naturelles, possède un potentiel énergétique colossal et une population jeune pleine de promesses. Rien ne justifie que ce peuple continue de vivre dans des conditions que bien d’autres nations ont dépassées depuis des générations. Dans un monde où appuyer sur un interrupteur ouvre la porte à l’autonomie, à la santé, à l’éducation et à la production, vivre dans la lumière ne devrait plus être un privilège, mais un droit, comme l’ont affirmé les Nations Unies.
L’électricité est le socle silencieux de la dignité humaine et du développement social, en particulier sur le continent africain où chaque kilowatt peut transformer une vie. Sans elle, un centre de santé devient une pièce sombre incapable de conserver un vaccin, une école ferme dès le crépuscule, une rue devient un terrain d’insécurité. Elle permet à une couturière de produire, à un vendeur de conserver ses produits, à un agriculteur d’irriguer et de transformer ses récoltes. Elle fait tourner les petits ateliers, ouvre des commerces, connecte les familles au monde, alimente téléphones, radios, internet. Elle réduit l’isolement, facilite l’accès à l’information, et donne aux individus les moyens d’agir, d’échanger, de bâtir leur autonomie. Dans les villes comme dans les campagnes, l’électricité agit comme une lanterne du progrès, un multiplicateur de possibilités, un socle de dignité.
Reconnu par les Nations Unies comme un droit fondamental à travers l’Objectif de développement durable n°7, l’accès universel à une énergie propre, fiable et abordable est désormais une exigence mondiale. Il conditionne l’exercice de nombreux autres droits : à la santé, à l’éducation, à la sécurité, au développement. Vivre sans électricité, c’est être maintenu à l’écart, dans une forme d’exclusion structurelle qui entrave la stabilité familiale, limite les opportunités économiques, et abîme la qualité de vie.
L’électricité éclaire les foyers, réfrigère les aliments, rend le logement vivable, ouvre la porte au savoir et au lien social. Elle ne relève plus du confort : elle définit les conditions minimales de l’existence moderne.
Il est temps que les dirigeants congolais cessent de considérer l’électricité comme un luxe périphérique ou un outil de prestige réservé aux grandes occasions. L’électricité est ce qui permet à une société de respirer, de produire, d’apprendre, de soigner, de se connecter, de se projeter. Elle est une condition non négociable d’une vie digne, d’un tissu économique vivant et d’un avenir maîtrisé. Dans un pays aux richesses naturelles inouïes, continuer à maintenir la majorité de la population dans l’obscurité revient à saboter le potentiel collectif. On ne développe pas une nation à la lueur des bougies. Tant que l’accès à l’énergie restera l’exception plutôt que la règle, la RDC avancera à contre-jour, freinée par ses propres choix. Allumer la lumière pour tous, c’est enfin prendre le développement au sérieux.
Amédée Mwarabu, Journaliste et chroniqueur économique