En RD Congo, Dieu a le vent en poupe et son aura sociale est des plus étincelantes et des plus prégnantes. Porté et magnifié par une multitude d’Eglises et de communautés de foi, il est, comme qui dirait, une valeur qui monte, ou tout simplement la plus sûre de toutes les valeurs, très à la mode auprès des populations.
Il suffit d’un simple regard sur les foules qui vont l’adorer tous les dimanches, il suffit d’une attention sereine sur le tintamarre des chants et des danses qui lui sont consacrés durant la semaine, jours et nuits, pour lever tout doute : Dieu a au Congo-Kinshasa une patrie qui lui est acquise et des acteurs zélés que son nom enflamme et dynamise à outrance.
Une question de fond
De ces acteurs et de leur zèle, on peut, si l’on veut, dire beaucoup de bien. Particulièrement ceci : sans la surabondance des communautés de foi dans la société congolaise actuelle, le pays se serait déjà effondré, psychiquement et socialement, sous le poids de ses drames et de ses tragédies innombrables.
Sans leur action éducative depuis les temps coloniaux jusqu’à ce jour, sans leur investissement dans les structures sanitaires et les œuvres de développement à petite échelle, sans les valeurs qu’elles exaltent et qu’elles promeuvent, sans l’intensité des lames émotionnelles qui fascinent les masses et les attirent, les crises sans nombre que la nation a vécues depuis l’indépendance auraient eu raison de l’existence même du peuple congolais dans sa force de vie.
Leurs discours, leurs rituels, leur pastorale et leur pouvoir sur les consciences ont constitué un ferment de survie et un capital d’espoir dans lesquels les populations se reconnaissent.
Sous cet angle d’approche, on doit être heureux de savoir que la RD Congo dispose d’immenses énergies de mobilisation spirituelle et d’énormes forces de fermentation de grandes espérances.
Cependant, si l’on veut véritablement juger l’arbre par ses fruits, il n’est pas possible de ne pas voir où le bât blesse dans la présence et l’action de toutes ces Eglises et mouvements spirituels dans notre société.
Le problème de Dieu au Congo-Kinshasa, ce n’est pas le bien ou le mal
On ne peut pas ne pas poser la question de savoir pourquoi une nation - qui possède sans doute le plus grand nombre de chapelles, de temples et de maisons de prière au kilomètre carré dans le monde - se trouve à la queue du classement mondial des pays selon les indices du développement humain, les paramètres du climat des affaires et le sentiment de bonheur qu’éprouvent les citoyens de vivre là où ils vivent.
On peut même se demander s’il n’y a pas corrélation entre le fait que le Congo-Kinshasa est sans doute dans le peloton de tête des pays où les Eglises surabondent et le fait qu’il est en même temps parmi les pays les plus pauvres, les plus désorganisés et les plus désespérants du point de vue de leur gouvernance et de leur système global de gestion économique et financière.
Quand on scrute ce paradoxe, on comprend vite qu’on ne peut pas, pour l’expliquer, s’en tenir à une analyse qui cherche à dire tout simplement ce qui est bien d’un côté et ce qui est mal de l’autre dans les institutions qui ont fait de Dieu leur affaire en RD Congo.
Une telle approche binaire et manichéenne risque d’aboutir à un jeu à somme nulle, le bien et le mal étant toujours imbriqués dans les œuvres humaines, et les hommes, toujours prompts à ne prendre en compte que les paramètres et les angles de vue qui les arrangent quand ils évaluent leurs œuvres et leurs actes.
Le problème de Dieu au Congo-Kinshasa, ce n’est pas le bien ou le mal que les institutions, qui se réclament de lui, font ou ne font pas dans la société. Le problème, c’est la substance qualitative de l’homme et des logiques sociales dominantes que la foi en Dieu a globalement développée.
Ou plus exactement : les dynamiques de sens, les énergies d’action et les complexes de valeurs essentielles que les croyants impriment à la société dans son ensemble et qui façonnent l’orientation globale de l’esprit d’une culture ou d’une civilisation.
Précisons ce que nous voulons dire par l’expression « orientation globale de l’esprit d’une société, d’une culture ou d’une civilisation ». Nous recourons à deux exemples que nous ne prenons pas comme des modèles, mais comme des repères pour faire comprendre simplement notre idée.
La structure globale du sens qu’une société donne à son être, à son agir
Si vous vous rendez actuellement dans les pays du Nord de l’Europe, comme le Danemark, la Suède ou la Norvège, qui sont toujours à la tête du classement mondial en matière d’indices du développement humain ou du bonheur que les citoyens éprouvent de vivre dans leurs pays, vous entendrez dire que ces remarquables résultats sont sans doute dus à la sève et au limon du protestantisme dans ses valeurs de fond.
Cela n’empêche pas que l’on puisse critiquer certains côtés de la manière dont la religion est ou n’est plus vécue dans ces nations, de vanter l’action sociale des Eglises selon la logique du bien-être ou de vitupérer contre la désertion des temples par une population dont la foi a pourtant configuré la tradition sociale.
En réalité, l’impact global et l’effet vital du protestantisme dans ces pays se situe en dessous de la logique manichéiste du bien et du mal : il est dans la structure globale du sens qu’une société donne à son être, à son agir et à son vivre en termes d’orientations radicales.
C’est là qu’un certain esprit, une certaine culture, une certaine force de vie et de civilisation se créent. On peut alors, rien qu’en regardant les citoyens vivre, savoir que l’esprit du protestantisme, par exemple, a forgé toute une vision du monde, avec sa foi dans le travail, dans la créativité, dans la qualité de vie, dans l’honnêteté et dans la passion pour le développement humain durable.
Quand vous écoutez les chrétiens de la Corée du sud parler de la réussite économique de leur pays, ce sont les valeurs chrétiennes qu’ils ont tendance à mettre en relief comme potentiel et pouvoir de transformation sociale et de reconfiguration existentielle de leurs normes traditionnelles, comme si la société dans son ensemble les avait intériorisées pour en faire une véritable structure de conscience et d’existence, une énergie de culture et une éthique de vie.
Avec des hauts et des bas bien sûr ; avec un côté lumière et un côté faiblesse, sans aucun doute. Ils ne disent pas que leur pays est le royaume du bien sublime, loin s’en faut. Ils ne diabolisent pas non plus les défauts de leur théologie et de leurs Eglises dans leur sentiment d’être le nouveau peuple élu pour la splendeur de la vérité chrétienne universelle.
Ce sur quoi ils insistent, ce sont les effets profonds de l’esprit du christianisme sur les forces de transformation du pays dans son ensemble. Avec, à la clé, une nouvelle conscience de la mission de la Corée pour le développement des pays pauvres grâce au ferment chrétien et au limon de l’Evangile.
Ils se sentent appelés à évangéliser de nouveau l’Afrique avec cet esprit, même si l’Afrique a connu l’Evangile bien longtemps avant eux et qu’elle s’affirme être l’une des sources historiques les plus fécondes de la foi biblique.
Dans ce discours scandinave et coréen, une même vérité est dévoilée : la dimension publique de la spiritualité comme projet de culture et orientation de civilisation. C’est-à-dire, pouvoir de changer la politique, de changer l’économie, de changer l’organisation sociale et de produire des logiques de construction de la puissance d’une nation ou d’un peuple grâce aux valeurs de créativité qui répondent aux problèmes humains de manière fructueuse.
Est-ce ainsi que les réalités sont vécues au Congo-Kinshasa dans les Eglises innombrables et leurs liturgies plantureuses ? La réponse est « Non ». Résolument « Non. » Il y a au Congo un déficit d’énergie de transformation sociale dans la manière dont la religion est globalement vécue et orientée.
Quand Dieu est dénué de sens public et d’une vraie dynamique de transformation sociale
Plusieurs analystes ont déjà tenté de donner des explications à ce déficit d’énergie de transformation sociale et aux déficiences d’orientation globale de la religion au Congo-Kinshasa.
La ligne fondamentale qui frappe dans leur compréhension de cette situation, c’est de saisir le comportement religieux des Congolais comme fondamentalement un comportement de crise dans un contexte de crise. Un contexte que l’on cherche à gérer spontanément, sans la médiation d’une approche globale de toutes ses dimensions et de tous ses enjeux.
Faute de cette vision globale, on s’est concentré sur un schème de sens qui est devenu la structure fondamentale de la vie spirituelle et des attitudes religieuses dans les communautés de foi en RD Congo. Ce schème est celui-ci : Dieu est « La » réponse à tout, Dieu est « La » solution à tous les problèmes. Ou plus précisément : Dieu est celui vers qui on doit se tourner pour trouver les réponses à tous les problèmes de l’existence.
C’est dans cette structure de fond que niche la faille fondamentale de la foi en Dieu au Congo-Kinshasa. Du moment que Dieu est essentiellement réponse, on recourt à lui à toutes les échelles des besoins humains, depuis les plus élémentaires, ceux de l’existence matérielle de tous les jours, jusqu’aux plus sublimes comme ceux du salut, en passant par les besoins d’ordre public, de la sécurité psychique ou de l’harmonie sociale.
On a alors une forme de spiritualité qui déresponsabilise l’homme et détruit en lui ce que Dieu est censé être selon les grandes traditions religieuses du monde : la force qui allume le feu de la créativité en chaque homme pour que chaque homme devienne comme Dieu : un créateur, un dynamiseur, un souffle de plénitude et de vie en abondance.
Les fondements spirituels de la société sont viciés
Le théologien et prêtre catholique Jean Patrice Ngoyi, le pasteur et éducateur pentecôtiste Camille Ntoto tout comme le philosophe et homme des lettres Kasereka Kavwahirehi ont fortement mis en lumière cette pathologie de base de la spiritualité congolaise : quand l’homme cesse de croire en ses forces créatrices et inventives qui font de lui un dieu et qu’il s’appuie totalement sur Dieu comme celui qui répond aux problèmes humains à la place des humains, les fondements spirituels de la société sont viciés.
Nous en sommes là en RDC où cette vision de la réalité conduit aux caractéristiques inquiétantes de la foi en Dieu dans notre société. Notamment :
-Une orientation fétichiste et magique de la foi, centrée sur des prières sans fin et des cultes interminables, avec nuits des prodiges et des miracles, journées de guérison, chasse aux démons et guerres permanentes contre les puissances du mal.
-Une délirante folklorisation de la vie spirituelle, avec, au pire, des charivaris et des tintamarres étourdissants ; au mieux des splendides chorales et des merveilleux orchestres religieux qui « inouïssent » l’être et embrasent ses émotions religieuses pour que tout soit tourné vers Dieu avec éclat, splendeur et rayonnante solennité.
-Une tendance vertigineuse à l’inflation de l’irrationnel (le mot est de l’économiste camerounais Daniel Etounga Manguelle) et à la charlatanisation de l’invisible (l’expression est du médecin hollandais Jaap Beervelt ), dans une dramatique forclusion de l’intelligence et un tragique blocage de l’imagination créatrice.
Des Eglises et des « églisettes »
Avec tout cela, comme l’ont dit le pasteur congolais Tshiyoyi Muakaji et feu le professeur Kayoka Luendu, congolais lui aussi, la spiritualité de crise conduit à la centralité de l’argent dans les communautés de foi au Congo.
Cela est source de toutes les manipulations psychologiques et de toutes les inventions mystificatrices pour « piquer les sous » aux fidèles, comme on dit en langage populaire, les spolier littéralement et les tromper avec des discours sur la surabondance des grâces que Dieu accorde à ceux qui donnent abondamment à ses serviteurs, les pasteurs, et à ses servantes, les Eglises.
Cette vision est une des clés de l’inflation des temples, des groupes de prière et des « églisettes » de tous acabits au Congo. Tout y est espoir d’enrichissement facile venant de Dieu au moment même où les prédicateurs devenus prédateurs trompent les pauvres en les dépouillant de leurs maigres finances avec des promesses souvent fallacieuses de prospérité infinie.
Il ne serait pas exagéré de parler des Eglises et des « églisettes », dans les tendances à la mode aujourd’hui, comme des structures du vol organisé, au service de Mamon, purement et simplement.
Petites ou grandes entreprises commerciales dont les émotions spirituelles sont la matière de base, elles conditionnent les individus de manière à récolter le plus d’argent dans leur culte du veau d’or.
C’est pour cela que les offrandes y sont plus importantes que la parole de Dieu. C’est pour cela que cette parole est bruyamment annoncée : elle est destinée principalement à « motiver » l’esprit du don.
La forclusion de la raison et du sens critique au profit des énergies émotionnelles sert à conforter et à renforcer cette tendance. La spiritualité et la vie de foi deviennent ainsi une dynamique de marchandisation de Dieu. On vend Dieu aux fidèles avec une théologie viciée de l’argent.
Marchandisation pathologique de Dieu au Congo-Kinshasa
Une théologie qui fait des espèces sonnantes et trébuchantes le fondement, la fin et le sens même de beaucoup de cultes. La prospérité matérielle devient le centre de la foi, mais il s’agit de la prospérité des gourous qui appauvrissent les fidèles.
L’argent perd ainsi son sens spirituel de créations de liens de vie et de relations de bonheur communautaire, comme dirait Daniel Marguerat : il devient une dynamique d’enrichissement d’une minorité manipulatrice au détriment du peuple de Dieu qui continue à être pauvre et misérable, globalement parlant.
Il est important de s’insurger avec force contre cette opération de la marchandisation pathologique de Dieu au Congo-Kinshasa. Malgré le succès immense des Eglises dans le pays, malgré leur tonitruance à la mode et leur thaumaturgie étourdissante, les effets de leur marchandisation de Dieu sont très nuisibles pour le pays : ils tuent l’homme congolais dans ses énergies créatrices.