Selon l’économiste Mbumba Ngimbi de l’UNIKIN : Caisse de Péréquation, de graves lacunes !

Jeudi 8 octobre 2015 - 10:48

INTRODUCTION

La décentralisation et le découpage territorial sont actuellement en République Démocratique du Congo plus qu’avant au coeur des débats politiques.

La réflexion sur cette question ne peut, à notre avis être dissociée de celle relative aux moyens financiers. Car on ne peut concevoir la décentralisation qui procède de transferts des compétences du pouvoir central aux autorités de base sans prévoir des transferts simultanés des ressources conséquentes.

La décentralisation a débuté chez nous par le décret du 5 décembre 1933 portant le nombre des provinces de quatre à six et divisant les circonscriptions en chefferies et en secteurs dotées de la personnalité juridique et de I’autonomie financière. Elle compte aujourd’hui 82 ans.

En général, les spécialistes sont unanimes pour reconnaitre que si dans le temps, elle fut une réussite et permit au colonisateur d’atteindre les objectifs qu’il s’était fixés sur le plan politique, social, économique et culturel. Elle est un échec depuis I’indépendance.

De tous les facteurs explicatifs de cet échec, deux nous semblent avoir un rôle majeur: I’insuffisance des ressources financières et le manque de volonté politique de la part des autorités du pouvoir central.

En effet, toutes les études menées sur la fiscalité locale congolaise démontrent sa modicité. Alors qu’elle représentait avant 1960, près de 30 % du Produit intérieur brut, c’est-à-dire de la richesse nationale, la totalité des recettes réalisées actuellement par les provinces et les entités décentralisées ne dépasse pas 2% du budget de l’Etat.

On pourrait mieux cerner ce caractère modique à partir de l’analyse de la structure budgétaire de la Ville de Kinshasa, prise comme un échantillon pouvant être extrapolé aux autres provinces du pays. On sera sans doute surpris d’apprendre qu’avec une population estimée à 9,467 millions, son budget pour 2015 n’est que de 501.623 millions $ US contre 3 milliards $ US en 1960, quand elle n’avait encore que 476.819 habitants.

Ce montant paraît bien ridicule quand on le compare au budget de 5,200 milliards de $ US d’une petite ville comme Douala au Cameroun, peuplée à peine de 1,300 million d’habitants.

Par ailleurs, on constate que même si la volonté de réussir la décentralisation est proclamée publiquement dans les discours officiels, il n’est pas moins vrai que dans les faits, elle n’est ni évidente, ni agissante.

Comme preuve de ce déficit de volonté politique et de l’inadéquation entre les déclarations d’intentions et les actes, on peut citer le refus par tous les gouvernements qui se sont succédé depuis celui de Gizenga en 2007 de rétrocéder aux provinces, comme le prescrit la Constitution en son article 175, les 40% des recettes à caractère national par la retenue à la source, c’est-à-dire que le prélèvement doit se faire en même temps que la perception de l’impôt.

Malgré les nombreuses réclamations bien fondées des assemblées provinciales et leurs menaces de se plaindre en justice, les autorités centrales qui ont pourtant promis de faire droit à leurs revendications, continuent à tergiverser et à violer ainsi impunément la Constitution. Elles considèrent son application comme étant une faveur et une libéralité qu’elles doivent accorder aux provinces, alors qu’il s’agit d’un droit constitutionnel reconnu à ces dernières. Pourtant, tout le monde se souvient de grands sacrifices consentis par les Congolais depuis la Conférence Nationale pour arracher ce droit et le faire inscrire dans la Constitution. Le plus inexplicable est que cette violation se fait à l’abri de l’indifférence des Députés nationaux, dont plus de deux tiers proviennent des provinces et même des Sénateurs qui sont censés les représenter au niveau national. Cette privation de l’essentiel de leurs moyens d’actions a des conséquences graves pour les provinces qui ne parviennent pas à faire face à leurs besoins d’investissement, non seulement en infrastructures mais également en superstructures. Tout comme elle contribue pour une large part à leur régression et à l’amplification de l’appauvrissement de leurs populations.

C’est justement pour pallier cette insuffisance des ressources financières et donner la possibilité aux provinces moins nanties de réduire leurs difficultés en matière de financement de leur développement que la Constitution a prévu, aux termes de son article 181, la loi organique portant organisation et fonctionnement de la Caisse Nationale de péréquation.

Poussés par les exigences politiques, à la suite de la nécessité de la mise en oeuvre du découpage territorial, les Parlementaires se sont vus obligés d’adopter le 15 juin 2015 cette loi, vieille de 9 ans. Transmise pour promulgation au Président de la République qui, à son tour, l’a fait parvenir à la Cour Constitutionnelle pour requérir des avis de conformité à la Constitution, elle devrait en principe être déjà renvoyée aux deux Chambres pour des amendements appropriés.

Nous voudrions dans ce contextel apporter notre modeste contribution à l’enrichissement de cette loi, compte tenu des textes en vigueur et de notre expérience dans ce domaine d’ancien territorial et d’ancien Administrateur Directeur Financier d’une entreprise publique.

Notre réflexion cherche à analyser les lacunes constatées et à proposer des solutions alternatives. Elle porte aussi bien sur l’organisation et le fonctionnement de la Caisse Nationale de péréquation que sur la clé de répartition et la gestion des ressources prélevées.

Observations concernant l’organisation et le fonctionnement de la Caisse

Nationale de péréquation

L’article 4 de la loi organique définit les attributions du Conseil d’Administration. Elle stipule notamment:
Au point 7 : assurer le suivi et le contrôle des investissements financés. Cette attribution ne relève pas de la compétence du Conseil d’Administration mais plutôt d’un autre organe, les Commissaires aux comptes. Cette disposition est du reste en contradiction avec l’article 16 qui reconnaît aux Commissaires aux comptes un droit illimité de surveillance et de contrôle sur toutes les opérations de la Caisse Nationale de péréquation.
Au point 9 : Approuver les nominations et le cas échéant, les révocations du personnel de la Caisse Nationale de péréquation. Nous pensons que l’avis du Conseil d’Administration n’est requis que pour la nomination et la révocation des agents de commandement et non de ceux de collaboration et d’exécution qui sont du ressort de la Direction générale.
D’après l’article 5, le Président et les autres membres du Conseil d’Administration sont nommés par le Président de la République sur proposition du Premier Ministre.
Par parallélisme de forme et de procédure, ces cadres ne devraient pas seulement être nommés, mais également le cas échéant, révoqués par le Président de la République. Sur proposition non pas du Premier Ministre mais du gouvernement, délibérée en Conseil des Ministres.

A l’article 8, il faut souligner le laconisme de la loi en ce qui concerne la tenue des réunions du Conseil d’Administration. En effet, pour éviter des conflits de pouvoir entre les membres, il serait de bon ton de préciser que l’ordre du jour des réunions est arrêté par le Président du Conseil d’Administration et qu’il peut être complété par une question dont l’inscription serait demandée par la majorité des membres.
De même, il serait utile de prévoir que toutes les réunions des sessions ordinaires et des sessions extraordinaires se tiennent sur convocation du Président.

L’article 13 prévoit comme organe de gestion de la Caisse Nationale de péréquation, la Direction générale qui comprend: le Directeur général, le Directeur Général Adjoint, un Directeur chargé de l’Administration et des Finances et un Directeur chargé des Opérations.
La remarque faite ci-dessus pour les membres du Conseil d’Administration vaut aussi en ce qui concerne leur nomination et leur révocation, qui doivent être faites par le président de la République.

Par ailleurs, la loi ne devrait pas créer deux postes de Directeur. Elle devrait à la

place envisager de doter la Caisse Nationale de péréquation d’un statut. Il est important de noter à ce sujet que dans toute entreprise, publique ou privée, c’est le statut qui règle l’organisation des différents services sous forme d’organigramme, la carrière des agents ainsi que les droits et les obligations auxquels ces derniers sont soumis. Dans ce cadre, les Directions peuvent être des Directions standards comme celles du Personnel, des Finances, des Etudes, de la Documentation… ou des Directions spécifiques, c’est-à-dire propres aux activités de l’entreprise.

Dans le cas d’espèce, il faudrait remplacer la Direction des Opérations par la Direction des Projets. Conformément à la mission assignée par la Constitution à la Caisse Nationale de péréquation, elle serait chargée de l’analyse, de l’agrément et du suivi des projets éligibles au ‘financement.

L’article 26 place la Caisse Nationale de péréquation sous la tutelle d’un Conseil de tutelle, composé du Premier Ministre qui en est le Président et des Ministres ayant la Décentralisation, le Plan, le Budget, les Finances, l’Economie et le Développement rural dans leurs attributions.
En tant qu’organisme de droit public, du fait de sa personnalité morale, disposant d’un patrimoine et d’une certaine autonomie de gestion, la Caisse Nationale de péréquation est soumise à un certain contrôle ou tutelle de légalité des décisions prises, c’est-à-dire à la conformité de celles-ci aux règles de droit. La Constitution qui, aux termes de son article 181 confie cette tutelle au gouvernement, est complétée par la loi n° 08/009 du 07 juillet 2008, portant dispositions générales applicables aux établissements publics, par laquelle est également régie la Caisse Nationale de péréquation. Elle stipule en son article 25 que l’établissement public est placé sous la tutelle du Ministère en charge du secteur d’activité concernée.

Nous ne voyons dès lors aucune raison valable pouvant être évoquée pour justifier une telle tutelle extensive, qui serait assurée par la Primature et les Ministères précités, ni même par celui de la Décentralisation qui du reste, a souvent été fusionné avec l’Intérieur ou supprimé de la structure gouvernementale. On devrait au contraire dans ce cas établir une double tutelle: la tutelle technique exercée par le Ministère du Plan et la tutelle administrative, par celui de l’Intérieur.

Enfin, qu’on nous permette de rappeler un principe bien connu en comptabilité des sociétés qui assimile le cours de la vie d’une personne morale à celle d’une personne physique : elle naît, elle grandit et elle meurt. On ne peut à cet égard que regretter le silence de la loi sur les règles relatives à la dissolution et à la liquidation de la Caisse Nationale de péréquation, ainsi que sur la qualité des personnes habilitées à les prononcer, comme le prévoit la loi pré-rappelée du 07 juillet 2008, en ses articles 32 et 33.
Observations relatives à la répartition et à la gestion du produit de péréquation

La péréquation soulève d’autres problèmes tout aussi importants qui tiennent à la répartition et à la gestion des ressources prélevées.

Mauvaise clé de répartition
On constate à cet effet que la loi organique n’a pas clairement réglé la question de la clé de répartition des sommes soumises à péréquation entre les provinces et entre les provinces et les entités décentralisées. Suivant l’article 25, le fonds de péréquation est réparti dans un ordre inversement proportionnel de 40% des recettes à caractère national allouées aux provinces.

Nous avons suffisamment démontré que telle qu’elle est appliquée actuellement par le gouvernement, la rétrocession dont les versements sont d’ailleurs irréguliers, est anti-constitutionnelle. Elle ne peut donc de ce fait être utilisée comme une clé de répartition valable.

On devrait plutôt recourir à deux critères généralement admis dans ce domaine. Le premier utilise pour base de répartition l’importance démographique, en commençant par les plus peuplées des entités concernées tandis que le second prend en compte le niveau de leur développement, en accordant la priorité aux plus démunies.

Non-discrimination des bénéficiaires
.

Il y a également lieu de préciser que cet article va à l’encontre de la logique de la péréquation qui, en tant que mécanisme de solidarité nationale et de correction des déséquilibres de développement, consiste à prélever une part des ressources des entités plus riches pour les redistribuer aux moins nanties.

Tel que formulé, l’article laisse penser que toutes les provinces ont droit au produit de péréquation. Nous estimons que l’octroi des fonds ne devrait pas être général mais discriminatoire. Pour cela, l’agrément des projets par la Caisse Nationale de péréquation, sur base des critères clairement définis, devrait être la condition indispensable pour pouvoir en bénéficier. On nous pardonnera de dire sans ménagement que les provinces à capacité de financement de leurs projets de développement devraient en être exclues. Il s’agit en l’occurrence de «quatre mamelles nourricières» de la République que sont les provinces du Lualaba, du Haut-Katanga, du Kongo Central et la Ville de Kinshasa, dont la contribution au Produit intérieur brut et aux recettes budgétaires de l’Etat est estimée à plus de 60%.

Mais pour éviter de préjudicier ces provinces d’un grand manque à gagner qui résulterait de leur importante quote-part au produit de péréquation, il sera d’une nécessité impérieuse de respecter le prescrit de la Constitution relatif à la rétrocession, tant en ce qui concerne la quotité de 40% que le mode de recouvrement qui est, répétons-le, la retenue à la source. Cette précaution s’inspire de raisons économiques autant que politiques.

Ces derniers temps, certaines personnes suggèrent d’utiliser le produit de péréquation pour l’installation et le fonctionnement de nouvelles provinces.

A ce propos, il n’est pas inutile de rappeler le caractère restrictif du fonds de péréquation, c’est-à-dire que sous aucun prétexte, il ne peut servir ni au fonctionnement ni au financement du déficit des entités territoriales mais uniquement au financement de leur développement.

La solution à ce problème serait, à ce que nous pensons, de prévoir chaque année une dotation de fonctionnement, destinée à aider les entités territoriales qui connaîtraient des difficultés qui ne leur permettraient pas d’équilibrer leurs budgets, comme cela fut d’ailleurs le cas sous la colonisation, avec le système des subsides d’équilibre. Le montant y relatif ne devrait pas dépasser 5% du budget de l’Etat.

CONCLUSION

La situation actuelle des finances des provinces et des entités décentralisées est fort préoccupante. Nous ne croyons pas exagérer en affirmant, sans excès’ de pessimisme, qu’elle risque de s’aggraver avec l’émiettement des provinces. Nous devons prendre conscience de ce que le manque des ressources et de volonté politique de nos dirigeants sont les principales contraintes qui sont à la base de l’échec de la décentralisation et constituent une lourde hypothèque pour notre avenir.

Nous sommes convaincu que de la réussite ou de l’échec de l’application de la rétrocession, telle que prescrite par la Constitution et de la loi organique sur l’organisation et le fonctionnement de la Caisse Nationale de péréquation, dépendra en grande partie le progrès ou la régression de notre pays.

Arthur MBUMBA NGIMBI

Ancien Vice-Gouverneur de la Ville de Kinshasa,

Ancien Secrétaire d’Etat à l’Intérieur,

Ancien Administrateur Directeur Financier de la SOSIDER/MALUKU

Actuellement Chef de Travaux et Doctorant en Economie à l’Université de Kinshasa.