Adama Dieng : « La protection des populations contre les atrocités criminelles est à la fois une responsabilité nationale et une responsabilité internationale »

Mardi 27 octobre 2015 - 06:03

Le Conseiller spécial du Secrétaire général pour la prévention du génocide, M. Adama Dieng du Sénégal,  affirme que « la protection des populations contre les atrocités criminelles est à la fois une responsabilité nationale et une responsabilité internationale ».

M. Adama Dieng a été nommé à ce poste le 17 juillet 2012 par le Secrétaire général Ban Ki-moon pour informer sur les causes et les mécanismes du génocide, alerter les intervenants lorsqu’il y a risque et faire prendre les mesures qui s’imposent.

Il a rencontré récemment la Radio des Nations Unies et le Centre d’actualités de l’ONU (Canu) avec qui il a fait le point sur ce qui s’est passé au cours des dix ans qui ont suivi le Sommet mondial de 2005.

Auparavant, M. Dieng a effectué trois mandats de Greffier du Tribunal pénal international pour le Rwanda, un poste auquel il a été nommé en 2001. Il a commencé sa carrière au Sénégal comme Greffier des tribunaux régionaux et des tribunaux du travail, et a été Greffier de la Cour suprême du Sénégal pendant six ans.

En 1982, il est entré à la Commission internationale des juristes. M. Dieng a joué un rôle moteur dans la création de la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples, ainsi que dans l’élaboration de la Convention de l’Union africaine sur la prévention et la lutte contre la corruption.

Il y a dix ans, au Sommet mondial de 2005, les chefs d’État et de gouvernement ont unanimement affirmé qu’il incombait à chaque État de protéger ses populations du génocide, des crimes de guerre, du nettoyage ethnique et des crimes contre l’humanité. Ils ont convenu que, lorsqu’il y aurait lieu, la communauté internationale aiderait les États à s’acquitter de cette responsabilité.

Canu : Les trois piliers du principe de la ‘responsabilité de protéger’ ont été définis dans le document final du Sommet mondial de 2005. Pourriez-vous nous expliquer ce qu’est la « responsabilité de protéger »?

Adama Dieng : La responsabilité de protéger  (R2P) est un engagement politique des États membres à remplir leurs obligations juridiques préexistantes de protéger les populations contre le génocide, les crimes de guerre, le nettoyage ethnique et les crimes contre l’humanité.

Le principe attire l’attention internationale sur le sort des victimes et des personnes qui risquent de devenir des victimes des atrocités criminelles. Il a été conçu pour encourager une action plus vaste, rapide et décisive par les États membres, l’Organisation des Nations Unies, les organisations régionales et la société civile.

La responsabilité de protéger est basée sur la conviction que la souveraineté de l’État est renforcée par une protection plus efficace des populations contre les atrocités criminelles. La responsabilité de protéger et la souveraineté de l’État sont donc des alliés, et pas des adversaires.

Canu : Comment est né ce « principe de responsabilité » de protéger ?

Adama Dieng : Le principe de la responsabilité de protéger est né des engagements répétés de la communauté internationale à ne « plus jamais » permettre que des atrocités criminelles se produisent. Il provient des douloureuses leçons tirées des échecs dans les années 1990, et plus particulièrement des génocides au Rwanda et à Srebrenica.

Une Commission internationale de l’intervention et de la souveraineté des États composée d’hommes d’Etat et des penseurs éminents du monde entier a été convoquée en 2001.

Le rapport de la commission a proposé le principe comme un moyen efficace pour la communauté internationale de répondre aux crimes internationaux les plus graves d’une manière qui respecte la souveraineté, se concentre sur la protection des personnes vulnérables, et reste compatible avec les principes de la Charte des Nations Unies et du droit international.

La notion de responsabilité de protéger a ensuite été reprise et soutenue par le Groupe de personnalités de haut niveau sur les menaces, les défis et le changement dans son rapport de 2004 : Un monde plus sûr : notre affaire à tous.

Le Secrétaire général Kofi Annan a ensuite promu le principe dans son rapport historique de 2005 : Dans une liberté plus grande: développement, sécurité et respect des droits de l’homme pour tous. Ces rapports ont contribué aux discussions des États membres qui ont mené au Sommet mondial de 2005.

Lors du Sommet, les chefs d’Etat et de gouvernement ont adopté le principe, tel que défini aux paragraphes 138 et 139 du document final. Cette version du principe, qui diffère de celle initialement proposée par la Commission et élaborée par d’autres rapports, dirige aujourd’hui la réflexion de l’Organisation des Nations Unies et des États membres.

Canu :Quels sont ses principaux piliers de la « responsabilité de protéger »?

Adama Dieng : En 2009, le Secrétaire général a énoncé un cadre pour la mise en œuvre de la responsabilité de protéger basé sur trois piliers égaux qui se renforcent mutuellement. Ces piliers sont, à leur tour, basés sur l’engagement pris par les États membres lors du Sommet mondial de 2005. Les piliers ont ensuite été élaborés dans les rapports annuels du Secrétaire général.

Le premier pilier indique comment les États peuvent remplir la responsabilité qui leur incombe au premier chef de protéger leurs populations. Cela inclut un large éventail de mesures dans plusieurs secteurs, tels que l’état de droit, les droits de l’homme, une gouvernance inclusive et légitime, la réforme du secteur de la sécurité, l’éducation, la justice transitionnelle, et la répartition équitable des ressources économiques.

Dans certains cas, cela implique aussi la création d’institutions ou de mécanismes visant à anticiper et prévenir les atrocités criminelles.

Le deuxième pilier souligne la responsabilité collective de la communauté internationale à encourager et à aider les États à assumer leur responsabilité de protéger. Cela inclut à la fois les différents types d’appui disponibles afin d’aider les États à prévenir les atrocités criminelles et les modalités pour que cette assistance soit apportée de la meilleure façon possible.

Cela englobe les efforts mis en place pour encourager d’autres Etats à assumer leur responsabilité de protéger, aider à renforcer les capacités, et fournir une assistance pour la protection des populations à risque.

Le troisième pilier présente des options pour une réponse rapide et décisive lorsque les autorités nationales ont manifestement échoué à protéger leurs populations. Le troisième pilier est parfois mal compris car il est associé à la seule intervention militaire.

En réalité, il comprend un large éventail de mesures à la fois non-militaires et militaires, allant de la diplomatie et de l’aide humanitaire aux sanctions et, en tant que mesure de dernier ressort, à l’usage de la force lorsqu’il est autorisé par le Conseil de sécurité.

Canu : Quels sont, selon vous, les succès du principe de « responsabilité de protéger » dix ans après le Sommet mondial de 2005?

Adama Dieng : Le principe a transformé les attentes concernant la protection des populations contre les atrocités criminelles sur une très courte période de temps.

La dernière décennie démontre que les arguments au sujet de circonstances nationales spécifiques ne remplacent pas les obligations universelles pour protéger les populations contre le génocide, les crimes de guerre, le nettoyage ethnique et les crimes contre l’humanité.

Il n’y a plus de doute quant au fait que la protection des populations contre les atrocités criminelles est à la fois une responsabilité nationale et une responsabilité internationale. La responsabilité de protéger a également fait de rapides progrès au niveau politique.

Un consensus a désormais émergé sur les aspects de base de ce principe, y compris la nécessité de privilégier la prévention, d’utiliser une gamme complète de mesures diplomatiques, politiques et humanitaires, de n’envisager l’usage de la force qu’en dernier recours, et de veiller à ce que la mise en œuvre de la responsabilité de protéger soit conforme à la Charte des Nations Unies et aux autres principes établis du droit international.

Au cours des dix dernières années, la communauté internationale a répondu à des situations qui présentaient des risques élevés ou dans lesquelles la perpétration d’atrocités criminelles était en cours. Ceci a produit quelques succès notables.

L’engagement international concerté en Côte d’Ivoire, en Guinée, au Kenya et au Kirghizistan a contribué à éviter la répétition d’atrocités criminelles. Il existe également des preuves tangibles que la communauté internationale renforce sa capacité à anticiper, prévenir et répondre aux atrocités criminelles.

Par exemple, l’Organisation des Nations Unies a créé le Bureau de la prévention du génocide et de la responsabilité de protéger que j’ai le privilège de diriger et s’est aussi engagée à la pleine application de son plan d’action pour les droits de l’homme avant tout. 51 États membres et une organisation régionale ont nommé des points focaux pour la responsabilité de protéger.

Il existe de nouveaux réseaux dédiés à la prévention des atrocités criminelles, tels que GAAMAC et le Réseau latino-américain pour la prévention du génocide et des atrocités criminelles, ainsi que des initiatives en cours dans les instances régionales et sous-régionales, telle que la Conférence internationale sur la région des grands lacs.

Canu : Selon vous, quels sont les échecs dans la mise en œuvre de la « responsabilité de protéger » ?

Adama Dieng : Comme le Secrétaire général l’a rappelé devant l’Assemblée générale mardi, de trop nombreuses crises actuelles connaissent des actes qui peuvent constituer des atrocités criminelles ou qui risquent d’entrainer ce type de violence.

Ces situations incluent le Yémen, la République centrafricaine, la République démocratique du Congo, le Soudan, le Soudan du Sud et la République populaire démocratique de Corée. Le pire de ces échecs est la Syrie, qui est aujourd’hui la plus grande crise humanitaire du monde.

Le conflit est une tragédie colossale pour la Syrie et un symbole honteux des divisions internationales. Le jugement de l’histoire sera sévère. Les conséquences de ces échecs sont répandues et durables. La crise mondiale des réfugiés, par exemple, est le résultat de l’incapacité de la communauté internationale à trouver une cause commune et à mettre en œuvre des réponses collectives face aux crises à un stade précoce.

Canu : Quelles sont les leçons tirées de l’intervention en Libye?

Adama Dieng : Nous ne pouvons pas tirer de la Libye la leçon que la communauté internationale doit toujours éviter l’usage de la force. Comme le démontre la situation en Syrie, l’inaction peut également imposer des coûts humains incommensurables.

Dans son plus récent rapport, le Secrétaire général recommande que lorsque le Conseil de sécurité conclut que les moyens militaires sont nécessaires, les mandats doivent être clairs dans leurs objectifs, leur durée, et leurs procédures pour l’examen des progrès.

Une action militaire collective doit également être ciblée et proportionnée, avec des règles d’engagement qui sont à la fois compatibles avec l’objectif de protection de l’opération et entièrement conformes aux normes du droit international.

La Libye nous enseigne également qu’il faut considérer, au stade le plus précoce possible, l’appui nécessaire pour la consolidation de la paix dans la période post-crise et que la communauté internationale doit être prête à maintenir le cap sur le long terme.

Canu : Qu’est-ce que vous dites aux Etats-nations qui sont sceptiques quant au 3ème pilier ?

Adama Dieng : Le troisième pilier continue de générer le plus des controverses, mais il est aussi le plus mal compris. Je rappelle aux sceptiques que la responsabilité de protéger incombe en premier lieu aux Etats eux-mêmes et que le troisième pilier n’entre en compte que lorsqu’ils échouent manifestement à protéger leurs populations.

Mais même à ce moment-là, il existe un large éventail d’options disponibles qui n’impliquent pas l’utilisation de la force, telles que les mesures diplomatiques, politiques et humanitaires.

Je rappelle aussi aux sceptiques que la responsabilité de protéger doit être mise en œuvre conformément à la Charte des Nations Unies et aux autres principes du droit international. Je tiens à souligner que l’histoire nous enseigne qu’il y a malheureusement des moments où l’usage de la force peut être nécessaire en tant que mesure de dernier recours pour contrer ceux qui se sont engagés à perpétrer les crimes les plus odieux à grande échelle.

Enfin, je leur garantis que mon Bureau est déterminé à identifier systématiquement les risques d’atrocités criminelles, indépendamment des situations ou d’autres considérations politiques.

Canu : Quelles sont les perspectives d’avenir ?

Adama Dieng : L’avenir est prometteur pour la responsabilité de protéger. Le (récent) dialogue de l’Assemblé générale a montré que les États membres reconnaissent que la responsabilité de protéger est un impératif moral et politique.

L’attention est passée du développement conceptuel de la responsabilité de protéger à un intérêt croissant pour les mesures concrètes nécessaires à la mise en œuvre du principe.

À cet égard, le Secrétaire général a souligné six priorités pour guider l’action au cours de la prochaine décennie: faire preuve d’engagement politique; investir dans la prévention des atrocités criminelles; réagir plus résolument et plus promptement ; prévenir la répétition des atrocités criminelles ; intensifier l’action régionale ; consolider les réseaux de points focaux.

Avec une détermination et une énergie renouvelée, la communauté internationale devrait être en mesure de respecter l’engagement qu’elle a pris il y a dix ans.

 

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