Le 11 septembre 2010, le livre du sénateur Modeste Mutinga intitulé « RD Congo, la République des inconscients » de 210 pages réparties en cinq chapitres, avait été baptisé par le président du Sénat au cours d’une cérémonie solennelle au Grand Hôtel Kinshasa.
« Ce livre est à la fois provocateur et accusateur dont le contenu donne de la mesure et de la réflexion qui poussent au débat. Mutinga est un technocrate et un politique. Je baptise ce livre et lui souhaite bon vent », avait déclaré Léon Kengo wa Dondo.
Modeste Mutinga avait avoué avoir écrit cet ouvrage pour exprimer sa « déception face au comportement irresponsable de bon nombre de décideurs congolais face aux défis majeurs qui se posent au pays depuis son accession à l’indépendance ».
Quatre années plus tard, « RD Congo, la République des inconscients » demeure d’actualité, au regard des révélations contenues dans le nouveau livre du même auteur intitulé « La guerre de l’eau aux portes de la RDC », baptisé jeudi 18 septembre 2014 au même lieu et par la même personnalité congolaise, Kengo wa Dondo.
Pour le professeur Lye M. Yoka, qui avait présenté l’ouvrage, « le livre de Modeste Mutinga est à la fois provocateur et polémique ».
Présentation de l’ouvrage
L’ouvrage comporte 5 chapitres. Que dit donc le premier chapitre intitulé «50 ans de gâchis? Il énonce ce paradoxe qui veut qu’avec tous ses atouts, la RDC soit « placée à la première loge des pays pauvres très endettés » mais qu’au même moment, ceux qui ont pris part au pillage éhonté et systématique du pays à la suite de deux dernières guerres, étalent des richesses immobilières à Kinshasa comme en provinces sans qu’aucun service du fisc ne les inquiète ».
Et l’imprécateur de conclure sur un ton lapidaire et implacable: « inconscience de classe dirigeante»!
Que dit le deuxième chapitre, intitulé « Hier, la guerre des mines » ? Il dit ceci exactement: « Les retombées issues du coltan et du diamant de sang expliquent la pérennisation de l’état de guerre à l’Est de la RDC, surtout que les véritables bénéficiaires se trouvent parmi les acteurs politiques et militaires au niveau central à Kinshasa. Comme des «pompiers-pyromanes », les mêmes personnes qui participent à la prise de décisions pour mettre définitivement fin à la guerre sont les mêmes qui l’entretiennent sur le terrain.
D’où la question que se pose cette réflexion sur la conscience de ces compatriotes qui, à Kinshasa, dans les Kivu ou en Province Orientale, au Parlement, au gouvernement ou dans les forces armées, adoptent un discours politiquement correct pendant qu’ils minent la sécurité du pays ».
Que dit donc le 3° chapitre sous le titre « Le procès de l’intellectuel prédateur »?
Je cite l’auteur: « Les contrats léonins, ne sont donc pas le fait des seules multinationales minières. Les experts congolais commis à la négociation et à la signature des contrats, tout comme les ministres en charge du secteur, sont complices du désarroi économique qui empêche le pays de démarrer ».
D’ailleurs, ce chapitre s’étend notamment sur le rapport de Mutamba Dibwe à la suite d’une enquête diligentée par le Sénat d’avril 2008 à juin 2009. Constat accablant de la commission Dibwe, à savoir qu’ « avec la complicité des cadres politiques congolais, les multinationales ont exploité et exporté du minerai sans en référer à la loi ni tenir compte des contrats signés. Conséquence : l’Etat congolais ne trouve pas son compte ».
De plus, l’auteur rapproche le rapport Mutamba Dibwe de deux autres rapports, le « rapport Lutundula » et le « rapport Bakandeja ». Le « rapport Lutundula » confirme le tripatouillage de nos experts dans la négociation des contrats miniers avec les différents investisseurs tandis que le « rapport Bakandeja » établit la responsabilité des décideurs congolais dans la mauvaise gestion des deniers publics.
L’un et l’autre ont établi des responsabilités individuelles des politiques sans que l’on n’arrive cependant à sévir contre les personnalités mises en cause.
Parmi les recommandations-phares du « rapport Lutundula » en direction du gouvernement par exemple, on pourrait signaler celle qui stipule de « définir une politique minière claire et rationnelle afin de faire bénéficier au pays le produit de ses ressources minières et d’organiser mieux ce secteur »
Que dit donc le chapitre 4, qui a comme titre « Aujourd’hui la guerre du pétrole»? Il dit en substance que « la gestion des ressources pétrolières en RDC est loin d’être transparente ».
Il ajoute ce que nous savons, mutatis mutandis, du chapitre précédent, à savoir que l’inconscience des signataires ou des commanditaires des contrats de la RDC ont fait perdre du terrain à la République, au point par exemple qu’ « aujourd’hui, l’Ouganda (un rival) est sur le point de tirer les premiers dividendes de son pétrole ».
Ici, Mutinga s’étend également sur cette sorte de dette morale de l’Etat congolais envers l’allié angolais à l’issue des guerres qui l’ont vu s’engager aux côtés de notre pays: sans doute à cause de cela, l’Angola a continué à délivrer, dans l’indifférence générale des Congolais, des permis de recherche du pétrole dans l’offshore situé au large de l’embouchure du fleuve Congo, sur un territoire controversé...
Le 5° chapitre a comme titre « Demain la guerre de l’eau ». Voici en résumé comment se profile le drame : « Au nord, la désertification a asséché le lac Tchad qui se trouve aujourd’hui réduit de 75 % de ses eaux.
En conséquence, tous les Etats membres de la Commission du Bassin du Lac Tchad (CBLT) n’ont que des visées sur les eaux du fleuve Congo. A différentes reprises, ils ont soumis à la RDC une requête de transfert des eaux douces du fleuve Congo vers le lac Tchad. (...). Le risque d’un conflit lié à l’eau du fleuve Congo reste donc permanent.
Malheureusement, le décideur congolais ne donne pas l’impression de s’en émouvoir outre mesure. Lors du Sommet mondial pour le développement durable, à Johannesburg en 2002, la délégation de la RDC a été quasiment absente dans les débats. Le résultat est que les forêts du bassin du Congo sont, depuis, gérées depuis Libreville et Brazzaville. ».
Ici, l’auteur dénonce le nouveau concept concocté par ce qu’on appelle la Communauté internationale, celui de l’eau, de notre eau comme patrimoine mondial à partager, mais sans considération des conséquences et des déséquilibres catastrophiques sur notre propre écosystème ou sur les flux et niveaux de notre fleuve et de ses affluents.
Dans sa conclusion, Modeste Mutinga se dit malgré tout optimiste, et en se projetant vers l’avenir, il voit quatre domaines qui réclament des stratégies d’urgence pour un développement rapide : une armée disciplinée et vraiment républicaine, une administration performante, moderne, incorruptible, une politique d’éducation nationale volontariste portée vers l’innovation, la productivité, la compétitivité, l’execellence, une agriculture encadrée et professionnelle, planifiée intensive et nourricière.
Au demeurant, Modeste Mutinga, Sénateur allié de la majorité présidentielle, se dit malgré tout optimiste aussi devant la détermination du Président de la République, M. Joseph Kabila Kabange, pour le changement des mentalités et pour la bonne gouvernance.
Voici les termes des souhaits et des espoirs du Sénateur et homme politique Mutinga: «En attendant que soit déclenchée la révolution des mentalités, le Président de la République s’est résolu à engager la lutte contre la pauvreté, l’injustice et les inégalités sociales. Mission difficile certes, au regard du comportement prédatocratique généralement affiché par certains collaborateurs de l’exécutif et des animateurs d’autres institutions de la République, mais pas impossible quand on note le lancement encourageant des cinq chantiers de la République».
Et voici les mots de la fin : je les emprunte à Philippe Biyoya qui récapitule le livre par ces mots : « La mondialisation impose de réinventer le panafricanisme à partir de nouveaux enjeux de la politique africaine et des ambitions rivales de Ieadership régional. Face à la géostratégie du pétrole et de la géopolitique de l’eau et des forêts équatoriales, la RDC doit élaborer une politique cohérente. Elle doit, à l’occasion, renouer avec l’ambition de puissance régionale ».
L’ouvrage de Modeste Mutinga est ponctué par une bibliographie et des annexes. La bibliographie indique en même la portée des informations stratégiques recueillies, notamment à partir des rapports tels que celui de Bakandeja sur le contrôle des entreprises, celui de Lutundula sur la validité des conventions économiques et financières, celui du Ministère des Mines sur la revisitation des contrats miniers, celui de l’ONU dit « Rapport Kassem ».
Une érudition éclectique complète ces rapports, par exenpIe I’ouvrage de Colette Braeckman, « La guerre du coltan », celui de Mbaya Kankwenda, « L’économie politique de la prédation au Congo-Kinshasa », celui d’Isidore Ndaywel « Nouvelle histoire du Congo », ou celui de Wamu Oyatambwe, « De Mobutu à Kabila, avatars d’une passation inopinée ».
Les annexes concernent principalement des extraits du rapport de la commission chargée de la « revisitation » des contrats miniers.
Quel est finalement le bilan de cette lecture, de ma lecture?
- D’abord, un détail et une parenthèse grammaticale: le terme « revisitation » est impropre en français et devient, à force d’usage un « congolisme ». «Revisiter » en français veut dire: considérer et interpréter autrement, d’une manière nouvelle; reformater, réinventer. Ce mot ne veut pas dire « contrôler, examiner de façon critique » tel qu’on l’emploie dans le contexte congolais.
- Le premier privilège que m’a offert la lecture de cet ouvrage c’est le constat que la littérature, comme espace d’échanges dialectiques, de témoignages, d’affranchissements et d’engagements, entre de plus en plus dans les moeurs, y compris chez les hommes politiques.
L’histoire de notre pays n’est pas vraiment écrite. Je disais l’autre jour à mon ami Modeste Mutinga qu’à côté de lui dans les instances officielles siègent des personnalités marquantes de notre parcours historique : le devoir de mémoire, le devoir testamentaire, la culture de la prospective et de la pérennité, les invitent à témoigner, à laisser des traces indélébiles, à dialoguer avec les générations émergentes.
- Sur le fond du débat engagé par Modeste Mutinga, une première question : sommes- nous donc des schizophrènes, nous les intellectuels, au point qu’invariablement nos chants de Cassandre prennent le risque de la simple mélancolie impuissante.
N’est-il pas temps de dépasser le stade des jérémiades pour des psychanalyses collectives de choc, pour des actions audacieuses et solidaires de changement, au sein des structures de contrepoint, de contrepoids, de contrevaleur, de contrepouvoir propres à une société civile à refaire de fond en comble ?
Il est temps de faire le compte des hommes de valeur, des hommes qui comptent, et qui savent rendre des comptes.
- Notre pays, par inconscience et par impéritie, a raté tous les rendez-vous avec l’histoire, même lorsqu’on nous offrait la révolution clés en mains. C’est que la question est culturelle : nous sommes otages de la culture de j1nahevde la précipitation, attitude contraire au droit d’inventaire et au devoir d’invention .
Il nous faut ici et maintenant ce droit d’inventaire et ce devoir d’invention, ce devoir d’indignation comme l’exprime ici la révolte en bien des points prophylactiques de Modeste Mutinga; et comme cela s’est exprimé naguère, mais dans l’inachevé, lors de la Conférence nationale souveraine…
Il faut nous guérir, nous exorciser et nous affranchir de la maladie du paraître pour le paraître, la maladie des incantations fébriles et messianiques, la maladie des fausses dévotions et des faux augures, pour une ascèse de ta rationalité managériale, de l’action alternative.
- L’autre vraie question est celle du leadership, comme force motrice et comme force locomotive d’une nation, qu’elle soit dans l’ensemble des hommes que le peuple a reconnus comme des hommes de principes, de courage, de vision, de charisme ou qu’elle soit dans les codes et principes moraux et éthiques propres à la gestion de la « res publica »
La question du leadership ne se confine pas à la force charismatique d’un ou de deux individus au-dessus de la mêlée; elle interroge toute la classe politique sur les capacités de ses acteurs à maîtriser le présent et le futur, et à être reconnus comme des responsables au destin exceptionnel et exemplaire.
Lors de son voyage au Ghana, le Président Barack Obama a estimé que l’Afrique actuelle a moins besoin des hommes forts que des systèmes forts. Nous disons avec Modeste Mutinga qu’il nous faut un leadership fort, c’est-à-dire à la fois des hommes forts mais vertueux et des systèmes forts mais démocratiques.
Tout cela rejoint quelque peu cette autre sagesse millénaire chinoise, telle qu’exprimée par son philosophe le plus emblématique, Confucius : «L’homme de bien situe la justice au-dessus de tout.
Un homme de bien qui a la bravoure mais ignore la justice sera un rebelle.
L’homme médiocre qui a la bravoure mais ignore la justice sera un brigand »
Cette sagesse rejoint par ailleurs cette pensée d’un leader français: « La démocratie a besoin d’hommes d’Etat. Un politicien rêve de la prochaine élection; mais un homme d’Etat lui, rêve de la prochaine génération».