Sindika Dokolo : « Nous, Africains, allons intégrer le monde de l’art sans baisser notre pantalon »

Samedi 21 mars 2015 - 13:10

Sindika Dokolo est né en 1972 à Kinshasa, d'une mère d'origine danoise et d'un père congolais self-made man qui ouvrit en 1970 la Banque de Kinshasa (première banque créée par un Africain sur le continent) et qui collectionnait l'art premier, que Sindika Dokolo préfère appeler « classique ». Il a grandi entre la Belgique et la France avant de rejoindre son père en 1995 pour travailler à ses côtés. Fuyant les premières années du régime Kabila, il débarque en 1999 à Luanda où il monte rapidement plusieurs sociétés. Il est aujourd'hui actif dans différents secteurs (ciment, mines, pétrole, télécoms), et marié depuis 2003 à Isabel dos Santos, femme d'affaires et fille aînée du président angolais José Eduardo dos Santos.

Il a eu la révélation de l'art contemporain devant Pharynx de Basquiat, vu chez un collectionneur privé. En 2003, il rachète une partie de la collection de l'Allemand Hans Bogatzke, qu'il a enrichi depuis de façon exponentielle. On parle de 3 000 à 5 000 œuvres. C'est aujourd'hui la première collection africaine privée d'art contemporain. Il a créé sa Fondation en 2005, à l'origine de la première Triennale de Luanda en 2006, financée sans soutien public. A l’origine aussi du premier Pavillon africain à la Biennale de Venise en 2007, « Check-list Luanda Pop », faisant cohabiter une vingtaine d’artistes dont Santu Mofokeng, Basquiat, Mounir Fatmi, Yinka Shonibare, Miquel Barcelo, Bili Bidjocka ou encore Andy Warhol. 80 œuvres de la collection sont exposées en ce moment à Porto sous le titre « You Love Me, You Love Me Not ».

En 2002, votre collection réunissait 500 œuvres. Aujourd’hui, le communiqué de presse de l'exposition parle de 3 000. Pourquoi cette boulimie ?

Je n'ai aucune idée du nombre exact d'œuvres que compte la collection. 3 000, 5 000, 10 000 ? J'ai eu la chance d'acheter le fonds photographique de la Revue Noire, par exemple : est-ce que l'on doit prendre en compte chaque image ?

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Comment est née votre collection ?

C'est grâce à l'artiste angolais Fernando Alvim, aujourd'hui vice-président de la Fondation, que j'ai racheté en 2003 une partie de la collection de l’Allemand Hans Bogatzke, qui souhaitait qu'elle retourne en Afrique après sa mort. Sa collection était très hétéroclite, avec des œuvres sans importance et des perles. J'ai décidé d'acheter les perles. Il y avait William Kentridge, Sue Williamson, Bernie Seale, des artistes de la Rainbow Nation en Afrique du Sud, qui ont joué un rôle prédominant pour ouvrir un espace de réflexion et offrir une capacité à se projeter dans l'avenir... Ce qui m'intéresse dans l'expression contemporaine, c'est son contexte. Quand elle a cette prétention de sortir du cadre de l'esthétique et de l'élitisme et qu'elle a l’ambition, parfois démesurée, de vouloir changer le monde. Du jour au lendemain, je suis passé de l'homme d'affaires intéressé par l'art contemporain à propriétaire d'une sorte d'institution... Cela m'a obligé à me poser des questions de politique culturelle, des questions morales et de positionnement politique. Cela a été une expérience marquante.

Dans quel sens ?

Pour la génération de nos parents, en Afrique, le combat et l'engagement politique étaient clairs, car le système colonial était tellement inacceptable que la lutte était évidente. Aujourd'hui, les champs de bataille sont multiples mais plus complexes et plus subtils. Il est très difficile pour quelqu'un de s'engager au-delà de sa personne et de ses intérêts. Etre dans cette position d'opérateur culturel, jeune, riche, à moitié noir et à moitié blanc, d'avoir vécu en Europe et en Afrique, d'être un PEP (Politically Exposed Person), qui est la nouvelle version du pestiféré, m'oblige à mettre constamment le doigt sur la plaie et travailler là où ça fait mal.

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C'est-à-dire ?

Nous avons connu des scènes insultantes et grotesques. Par exemple, un musée américain s'était proposé pour financer une partie du pavillon africain mais a fait marche arrière parce qu'il s'agissait de l'Angola. Or, nous n'avions pas demandé un centime ! C’est le cœur du débat : comment nous, Africains, arrivons à intégrer les circuits et le monde de l'art sans baisser notre pantalon. Pour quelqu'un de ma génération, c'est être sur un champ de bataille où j'ai l'impression de repousser des lignes que mes enfants n'auront pas à repousser. La bien-pensance est le trait commun de beaucoup de gens dans l'art à l'égard de l'Afrique. La valeur ajoutée de ma collection, ce qui lui donnera de l'importance un jour et lui en donne déjà, c'est son positionnement politique.

Isabel dos Santos, Sindika Dokolo et l'artiste kényane Wangechi Mutu.
Comment a évolué votre collection ?

Elle repose sur plusieurs piliers. Le premier, c’est celui de la légitimité historique. Nous n'avons pas en Afrique une trajectoire claire de notre itinéraire et des relations que nous avons liées, parfois au forceps, avec le reste du monde. Prenez Viteix, un artiste angolais fondamental à mes yeux. Il est mort trop tôt et on l'a perdu de vue. J'ai récupéré de nombreuses œuvres, moins monumentales que celles qui l'ont fait connaître. Leur importance sera peut-être reconnue après notre mort, mais il est important que ce travail soit archivé. Pour moi, c'est comme si on ne parlait que des Oil on Canvas de Cy Twombly, en oubliant les autres. Le deuxième pilier est la pertinence des œuvres par rapport à notre temps.

Vos goûts en matière d'art ont-ils aussi évolué ?

Oui, j'ai affirmé ma petite hiérarchie interne de ce que je trouve important dans une œuvre et chez un artiste. Comme collectionneur, je suis moins intuitif, j'ai plus de lecture critique et je me trouve aujourd'hui plus utile aux artistes que je collectionne. Un artiste m'intéresse quand il maîtrise sa technique, qu'il a une vraie vision.

La collection, puis la Fondation ont-elles réellement dynamisé la scène culturelle en Angola ?

Le développement de la collection a encouragé d’autres collectionneurs, des privés, mais aussi au moins quatre collections institutionnelles. En dix ans, le bilan est positif. Alors qu'il y avait peu de collectionneurs en Afrique, en dehors de l’Afrique du Sud et de l’Afrique du Nord. Cela a créé une vraie émulation dans le pays.

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Pourtant, les jeunes artistes angolais qui commencent à être connus ne restent pas forcément dans le pays. Parce qu’ils ne peuvent pas y vivre de leur art ?

Evaluer la force du marché par rapport au nombre des artistes qui restent au pays n’est pas pertinent. Bynelde Hycan, par exemple, a construit un magnifique atelier de création à Luanda grâce aux œuvres qu’il a vendu en Angola. Le marché angolais est un point de départ pour les artistes, qui ont ensuite une envie plus globale d'une plate-forme internationale. Ils voyagent mais répondent toujours présents lorsqu’on organise des événements sur place. Ils font aussi partie de cette Luanda pop, cette movida.

La prochaine Triennale est annoncée pour 2015, avez-vous une date ?

Pas encore car je ne veux pas la faire avec trois bouts de ficelle. Et je veux utiliser ce momentum pour négocier avec le gouvernement angolais un espace qui pourrait ensuite accueillir le futur musée qui abritera la collection. Mais elle aura bien lieu car elle doit continuer à impulser, à faire des émules.

Que signifie le titre de l’exposition de Porto « You Love Me, You Love Me Not » ?

Il se situe dans le contexte particulier des rapports entre le Portugal et l’Angola. Une histoire fusionnelle que l’on pourrait comparer à celle qui lie la France et l’Algérie. Le Portugal vit une crise économique, sociale avec une crise des partis traditionnels, dont certains ont toujours été pro-Angola ou MPLA ( Mouvement populaire de libération de l’Angola) [ parti au pouvoir ndrl] ou anti-Angola et anti-MPLA. Pour la première fois, un maire sans étiquette a été élu à Porto et cela change le mode des relations. Lors du vernissage de l'exposition, il a précisé qu’il n’avait de leçons à recevoir de personne et il nous a dit « We Love You ». Cette nouvelle approche a vraiment fait le buzz dans le pays.

Vous avez aussi reçu la médaille du mérite et cela a créé un débat.

Il y a eu deux débats. Le premier n’était pas lié à ma personne et avait déjà eu lieu lorsque la médaille a été attribuée à Oliver Stone : il faut que la personne honorée ait des liens forts avec la ville. Le deuxième débat, c’est la polémique habituelle autour de l'Angola pays corrompu, la cleptocratie... tout ce que je peux représenter. L'expression contemporaine la plus vicieuse du racisme, c’est de dire que le problème de l'Afrique viendrait de ses élites.

L'artiste Fernando Alvim, Sindika Dokolo et le commissaire Simon Njami.
Votre épouse investit massivement dans le pays depuis plusieurs années. C'est un renversement de situation symbolique qui peut expliquer ces prises de position…

C'est notable oui. Mais ces attaques, je les ai déjà vécues durant les premières années Kabila : les enfants de bonne famille, comme moi, ont été pointés du doigt, alors qu'on tentait de survivre dans un environnement économique délabré. Ensuite, quand j'ai monté le premier pavillon africain à Venise en 2007, ça a été très dur pour moi. Je n'étais pas prêt à ce que tous ces gens crachent sur mon père en lui inventant un passé qui n'était pas le sien.

Vous êtes présent dans le ciment, les télécoms, les mines, le pétrole... votre père avait en son temps créé quelque 17 autres sociétés. Encore une manière de marcher dans ses pas ?

C'est dans mon ADN je suppose mais ce n'est pas un choix stratégique. Mon père m'a transmis une valeur, que je transmets à mon tour à mes enfants : c'est qu'être noir est une responsabilité. Nous avons un devoir moral d'élever le débat, de créer de l'emploi et de la richesse. Nous vivons dans un environnement qui souffre et doit entrer dans une dynamique positive. Mon père n'a jamais couru après l'argent, moi non plus.Je ne suis pas un touche à tout. Par exemple, je pense que le développement de l'industrie est central. Je me suis lancé dans le ciment ces cinq dernières années, je vais bientôt ouvrir ma deuxième usine en Angola et une en RDC. Dès que les feux seront plus au vert dans ce pays, je sais que j'y retournerai pour reprendre la trajectoire que mon père a initiée.

Dans les interviews, vous défendez souvent l'Angola bec et ongles, mais on peut critiquer le fait, notamment, que le président soit au pouvoir depuis 33 ans...

Bien sûr que l'on peut critiquer mais la vision est souvent caricaturale et j'aime prendre le contre-pied quand on me donne la parole. Il y a des choses à améliorer, comme partout, mais il y a aussi des aspects qui sont importants à être révélés. L'exemple angolais, même s'il est loin d'être parfait, propose une expérience spéciale : la posture verticale. Les Angolais sont des Africains qui ont souffert dans leur chair et payé le prix de la dignité. Ils ont développé une capacité extraordinaire à ne compter que sur eux-mêmes. Ils nous apprennent quelque chose de fondamental : que la force vient de l'intérieur. Et je trouve que cela manque à beaucoup de pays en Afrique.

Olivia Marsaud
contributrice Le Monde Afrique

SOURCE : http://www.lemonde.fr/afrique/article/2015/03/20/sindika-dokolo-nous-africains-allons-integrer-le-monde-de-l-art-sans-baisser-notre-pantalon_4598180_3212.html

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