Figure majeure et incontestable dans l’histoire musicale du Cap-Vert, Cesaria Evora a réussi à exporter aux quatre coins du monde la morna, rythme identitaire de son île natale.
Si « la diva aux pieds nus » reste et demeure l’unique artiste capverdienne à ravir les trophées les plus honorifiques de la sphère musicale au plan planétaire, sa vie en dehors de la scène est, quant à elle, moins élogieuse. Portrait.
« Ce que je voudrais que l’on raconte sur moi ? D’abord que j’ai toujours voulu être libre et célibataire, et que je n’ai jamais accepté officiellement de vivre avec un homme. Bien sûr, j’avais ma vie, mais la maison de ma mère était sacrée ; j’ai eu trois enfants de pères différents. La critique des autres existe toujours. Que l’on boive, que l’on se marie ou que l’on divorce. Je n’y accorde pas d’importance. Quand je prenais un whisky dans un bar et que j’entendais jaser, j’en reprenais un double, comme ça, au moins, ils savaient quoi dire».
C’est ainsi qu’elle se définit à Véronique Mortaigne dans les années 1990. En effet, Véronique Montaigne, journaliste au quotidien Le Monde depuis 1989, a consacré au sujet de l’artiste, deux ouvrages dont le premier à visée biographique : Césaria Evora, la voix du Cap Vert (Paris, Actes Sud, 1997).
Le mérite de Mortaigne dans cette œuvre réside dans le fait qu’elle ne succombe pas à ce que Pierre Bourdieu appelle l’ « illusion biographique ». Tout au long du livre, elle déconstruit le temps linéaire du récit à travers un jeu de prolepse/analepse, alterne son récit avec celui de Césaria Evora, confronte les propos de la chanteuse avec ceux de son amie d’enfance Victoria.
Servi par une langue élégante, le livre retrace avec sympathie, l’itinéraire d’une grande dame de la chanson, jalouse de son indépendance, et dont la vie ne peut être dissociée ni détachée du passé et quotidien douloureux de son île natale.
Une vie et un parcours marqués par l’indigence
Une chose était sûre : quand elle voyait le jour le 27 août 1941 à Mindelo, métropole de Sao Vicente, l’une des îles du Cap-Vert, d’une mère cuisinière (Dona Joana) et d’un père violoniste (Justino da Cruz Évora), Cesaria ne pouvait échapper à la vie de misère. La pauvreté sur l’île était loin d’être une métaphore.
D’abord, très souvent sans connaître la moindre goute de pluie pendant des années, l’ancienne colonie portugaise ne donnait aucun espoir d’un lendemain meilleur à ses descendants.
Du coup, plus de la moitié des habitants du pays qui était autrefois une incontournable plateforme tournante dans la traite négrière, prend le large et trouve refuge à Sao Tomé et Principe, à Dakar au Sénégal, dans le nord des Etats-Unis d’Amérique ou mieux, au Portugal.
Tout comme si cela ne suffisait pas, c’est à sept ans qu’elle sera orpheline de père. Contrainte par l’indigence, avec cinq enfants à charge, sa mère l’abandonne à un orphelinat où elle passera six ans. C’est dans cet orphelinat qu’elle apprit à chanter dans la chorale. Cette pauvreté très peu imaginable est à l’origine de deux réalités qui sont restées intimement liées au parcours de l’artiste.
En hommage à toutes les victimes de la continuelle pauvreté qui sévit encore dans son « Cabo Verde », du matin au soir de sa carrière, même à ses plus élogieuses heures de gloire, la diva va prester pieds nus. D’où son célèbre surnom qui est d’ailleurs le titre de son premier album « La diva aux pieds nus».
La seconde réalité intrinsèque au parcours de Cesaria est sans nul doute le thème principal et commun à tous ses albums : la misère. Comme elle l’explique si bien : « Nous chantons notre terre, le soleil, la pluie qui ne vient jamais, la pauvreté et les problèmes : la vie des Cap-verdiens, en somme ».
Dans la chanson « Tudo Tem Se Limite », elle ne passera pas par quatre chemins : « la pauvreté a toujours été irréelle pour vous, alors comment pouvez-vous juger la situation dans notre pays ? ». C’est d’ailleurs l’une des raisons qui la conduiront plus tard à accepter, et ce difficilement, le titre d’ambassadrice du Programme alimentaire mondiale.
« J’ai vu de mes propres yeux comment la nourriture incitait les enfants à fréquenter l’école … Nos enfants doivent être instruits si nous voulons que notre continent prospère, mais comment peuvent-ils apprendre s’ils se rendent à l’école la faim au ventre ? »
Un succès du soir
Les débuts de carrières de « Cize » comme elle se fait appeler affectueusement, sont des plus durs. Certes, la providence aurait mis plusieurs bons samaritains et pas des moindres, sur son chemin – Francisco Da Cruz, Gregorio Gonçalves, José Da Silva, mais la consécration de sa carrière d’artiste au plan internationale est survenue après près de 30 ans d’attente. Une attente dans laquelle, entre 1975 et 1985, elle a traversé les pires moments de sa vie d’artiste.
« Je n’ai pas disparu. J’étais à la maison tout ce temps, parce que j’étais angoissée à l’idée de chanter et d’enregistrer autant sans jamais en tirer un quelconque profit. J’ai été exploitée et je n’ai jamais eu la chance de pouvoir envisager la musique comme un avenir possible. C’est pour cela que je me suis enfermée chez moi sans avoir aucune envie d’en sortir. ».
Mais, malgré l’ingratitude de ce qui semblait être sa profession, « elle croyait en ce qu’elle disait…elle savait qu’un jour les choses iraient mieux », comme pouvait laisser entendre sa biographe, Véronique Mortaigne.
C’est après ses 50 ans, précisément en 1992, avec son album Miss Perfumado vendu à 300.000 exemplaires qu’elle va conquérir le monde. Elle enchaina ainsi album sur albums avec le fameux Sodade un an plus tard, et plusieurs tournées dans les quatre coins de la terre. Autant de choses qui n’ont rien changé à sa personnalité comme pouvait confier son compositeur et directeur artistique Gregorio Gonçalves :
« Elle aimait séduire et rigolait beaucoup, elle n’était pas une grande mère. Elle a toujours sa robe colorée…Elle créait ses chansons, les chantait autrement. Moi, j’ai toujours eu des surprises agréables avec la façon dont elle plaçait sa voix ».
Cette forte et géante dame charnue, amoureuse du cognac et du whisky, qui passait presque la moitié de ses temps de concert assise à fumer, est plutôt jeune dans la tête.
Pour Véronique M. « Elle n’était pas très bavarde, elle disait l’essentielle en 2 phrases quand on posait une question, en 2 phrases, elle avait tout dit. Elle a toujours été timide, c’était une petite fille ». Elle va continuer à travailler dur jusqu’à la veille de sa mort en 2011 à l’âge de 70 ans sur son île natale, avec une discographie riche d’une douzaine d’album.
José Da Silva, le témoin de toutes les séquences de sa vie à partir des années 1980, remarque que « Césarisa n’aurait pas été césarisa si elle avait été un artiste préoccupé du marketing de son image ». Car, libre elle a toujours voulu être et libre elle a toujours été.
Cesaria Evora en 5 dates :
27 août 1941 : Naissance à Mindelo (Cap-Vert)
1988 : « La Diva aux pieds nus », son 1er album à Paris
1993 : Disque d’or en France
1995 : Grammy Awards suivi de sa 1ère tournée aux Etats-Unis.