Minerais du sang: la contre-enquête

Mardi 10 novembre 2015 - 22:37

Ben Affleck et d'autres stars hollywoodiennes l'affirment: nos smartphones sont truffés de minerais congolais souillés par les viols et autres exactions. Sauf que ce constat est simpliste. Très simpliste.

Ex-province du Katanga, République démocratique du Congo. Après deux heures de route entre les termitières, les check-points de la police des mines et les fours à briques, on arrive à Kasumbalesa, à la frontière zambienne. LA zone interdite. Cette concession congolaise-indienne de cobalt exploiterait des milliers de creuseurs artisanaux dans des conditions déplorables. Au point de détenir un triste record: 100 morts sur les seules dernières six semaines… "Aucun journaliste n’a encore été jusque-là", s’étonne le consul de Belgique en poste à Lubumbashi. Nous non plus, nous n’irons pas jusque-là. Malgré l’appui du Centre national de coopération au développement (CNCD) qui chapeaute de nombreuses ONG locales - et dont la campagne de financement 11.11.11 court jusqu’au 15 novembre - et plusieurs autorisations gouvernementales, l’entrée de la mine reste barricadée.

Quelles sont les conditions de travail de ces creuseurs artisanaux - un euphémisme pour ne pas dire "illégaux" - qui excavent la roche au marteau et à la barre à mine pour extraire le cuivre, le cobalt ou le coltan omniprésents dans nos gadgets électroniques? Pour le savoir, nous décidons d’envoyer une moto dans la zone prohibée afin d’exfiltrer quelques mineurs. Et de les interviewer dès la tombée de la nuit, à l’écart de la route, accroupis sur le sol. "On se fait exploiter!, martèle l’un d’entre eux, 37 ans et un diplôme de prof qui prend la poussière. Depuis que les Indiens ont repris la concession, ils ne cessent de nous arnaquer. Sur le poids mais aussi la teneur en cobalt qui est bizarrement passée de 25 %... à 4 %. Alors aujourd’hui, certains creuseurs ne gagnent même plus un dollar par jour."

Rappelons que le Katanga est un scandale géologique. Grand comme l’Espagne, ce territoire - désormais découpé en quatre provinces - détient des gisements de cuivre, de cobalt ou d’uranium parmi les plus riches du monde. Après les affres de la colonisation, de la nationalisation et de la privatisation du secteur, la crise de 2008 et le ralentissement de la croissance asiatique ont dévasté une nouvelle fois la région. L’exode des Chinois, pourtant partenaires officiels du développement congolais, a engendré de nombreux licenciements, fait exploser le nombre de creuseurs artisanaux - 200.000 rien qu’au Katanga - et le taux de violence par la même occasion.

Kolwezi, la plaque tournante

Avant de tenter de pénétrer dans une autre mine sauvage, arrêtons-nous au centre de négoce de Musompo. Situé à l’entrée de Kolwezi, cet étonnant complexe est l’une des plaques tournantes du minerai extrait dans la région. Un lieu de rencontre improbable entre creuseurs congolais et négociants chinois qui achètent le minerai pour le revendre ensuite à Likasi ou Lubumbashi. Avant que celui-ci ne soit exporté vers l’Asie et utilisé dans la fabrication, notamment, de tous nos appareils électroniques.

Face aux dépôts de cuivre et de cobalt alignés côte à côte, un ballet incessant de camions surchargés et de petits porteurs vomissent littéralement le minerai. À l’intérieur du premier comptoir en pierre, c’est l’effervescence. L’aiguille de la balance s’affole sous le poids des sacs et l’écran du Métorex, ce super-détecteur de métaux, livre son verdict sous l’œil méfiant des creuseurs.

"On nous traite comme des esclaves!, glisse furtivement l’un d’entre eux. On nous arnaque sur le prix, le poids et la teneur. On nous exploite et personne ne fait rien." Moustapha n’en dira pas plus. Le molosse de l’administration qui nous accompagne interrompant brusquement l’interview. Le lendemain matin à 6 heures, un coup de fil nous réveille pour nous apprendre que nous sommes convoqués d’urgence chez les Renseignements.

Des enfants comme boucliers humains

Quatre heures plus tard, une série de tampons supplémentaires et trois agents aux basques, on pénètre enfin à Kasulo. Et là, c’est la grosse claque. Autrefois résidentiel, ce quartier a vu son destin déraper le jour où un habitant a creusé un puits perdu et y a trouvé… de l’hétérogénite, matière composée de cuivre et de cobalt. "La nouvelle s’est répandue en un rien de temps et tout le monde a commencé à creuser dans sa parcelle, sa cuisine ou même sa toilette!" relate la maire de Kolwezi, chef-lieu du territoire.

Mais aujourd’hui, plus personne n’habite à Kasulo. Les dernières maisons encore debout sont fendues de toutes parts et les autres ont cédé la place à une marée de bâches orange protégeant tant bien que mal des centaines de puits sauvages. Des "cheminées" creusées à la force des mains -souvent à quelques dizaines de centimètres de celle du voisin! - qui plongent jusqu’à 40 mètres de profondeur et ne disposent d’autre accès pour descendre qu’une corde tressée en lambeaux de toile de jute. Au fond du trou, des galeries qui courent sur des dizaines, voire des centaines de mètres, éclairées à la seule lueur des torches, et dotées, dans le meilleur des cas, de pompes à air et à eau de fortune. Un bien maigre palliatif en saison des pluies… Depuis un an et demi, ce site sauvage a déjà coûté la vie à des dizaines de creuseurs, morts d’asphyxie ou des suites de leurs brûlures après une mauvaise manipulation d’explosifs.

Un trou pour faire vivre 50 familles

Dans cette termitière humaine, où le simple fait d’aller d’un point à un autre sans basculer dans le vide relève de l’exploit, vivent pourtant nombre de femmes et d’enfants. Il faut dire que cette ruée vers l’or dans un pays ravagé par la pauvreté n’étonne personne. Surtout quand on sait qu’une seule de ces cheminées, dont la largeur de l’entrée ne dépasse parfois pas le mètre carré, peut faire vivre 50 à 60 creuseurs et leurs familles.

Si le creusage est bien souvent l’unique moyen de subvenir à ses besoins, il peut en effet rapporter "gros". Un creuseur peut ainsi gagner en moyenne 300 dollars par mois, ce qui représente cinq à six fois le salaire moyen congolais. Malgré la chute des cours et la délocalisation chinoise, le mining reste donc un gros pourvoyeur d’emplois au Katanga. Qu’il s’agisse des jobs directs, des innombrables sous-traitants, mais aussi des dizaines de milliers de petits emplois qui profitent du secteur: aubergistes de fortune, épiciers, motos-taxis, vendeurs de "sucrés", prostituées…

Un monde souterrain criant de pauvreté qui semble d’abord profiter à l’Etat et aux compagnies minières étrangères plutôt qu’aux groupes armés. Quant au boycott des minerais congolais, tous s’accordent à le dire: sans le mining, la situation sanitaire et sécuritaire serait encore pire.

"Nicole Richie nous dit qu'au Congo bébés et grands-mères sont violés quotidiennement. Il faut arrêter!"

Cette réalité, les Ben Affleck, Robin Wright et autres VIP des ONG Eastern Congo Initiative ou Enough Project n'en parlent jamais. Ils préfèrent guider les projecteurs de nos bonnes consciences sur l’or, le tantale, l’étain ou le tungstène. Ces "minerais du conflit", des matières premières extraites dans l’est du Congo et elles aussi omniprésentes dans nos ordis, smartphones et tablettes. Qui seraient responsables, selon ces organisations, du financement des groupes armés rebelles et d’une des plus graves épidémies de violences sexuelles.

Sous l’impulsion de cette campagne hyper-médiatisée, l’administration de Barack Obama a donc voté un petit article de la loi Dodd-Frank, la célèbre réforme financière adoptée par le Congrès américain en 2010, qui oblige désormais les entreprises américaines à déclarer si elles utilisent du minerai importé du Congo et si celui-ci provient de zones conflictuelles. Une bonne idée. Du moins, c’est ce que certains croyaient.

"Cette loi est une catastrophe, confirme Guillaume de Brier, producteur de We Will Win Peace, nouveau docu sur ces "minerais de conflit". Etant donné que la traçabilité de ce type de minerai est aujourd’hui impossible, les acheteurs étrangers préfèrent ne plus l’acheter en RDC. Comme le géant asiatique Malaysia Smelting Corporation qui fondait 80 % de l’étain congolais!"

Le faux supplice du tantale

Un boycott de facto qui a ruiné toute une économie et détruit des millions d’emplois. Tout ça pour quoi? Ce boycott a-t-il au moins stoppé, voire freiné le financement des groupes armés? Rien ne serait moins sûr. D’abord parce que toutes les mines de l’est du Congo ne sont pas aux mains de rebelles. On ne détecterait d'ailleurs aucune présence militaire dans la moitié des mines d’or. Et en ce qui concerne l’autre moitié, nombre de ces sites seraient sous l'influence des FARDC, les troupes officielles, ou des rebelles Raïa Mutomboki. Des groupes armés qui "se contentent" bien souvent de lever une taxe sans pour autant commettre des viols et autres exactions.

"On nous fait croire à une guerre pour l’or ou le tantale mais ce conflit a des causes politico-ethniques et le minerai n’est qu’un moyen de financement parmi d’autres." Et de pointer le dernier état des lieux du Programme des Nations unies pour l’environnement (Unep). Selon ce document, le trafic de bois en RDC rapporte autant aux groupes armés que celui de diamants, et le charbon à lui seul génère plus de black que l’étain, le tungstène et le tantale réunis… "Les rebelles ne se battent pas pour les minerais, ils ne font que suivre les sources de financement. Et s’ils ne peuvent plus taxer ces matières premières, ils se rattraperont sur l’huile de palme ou les transports." Encore un coup dans l’eau, donc.

"Quand l'actrice Nicole Richie nous explique que le Congo est un pays où les bébés et les grands-mères sont violées quotidiennement, il faut arrêter! La violence sexuelle est un énorme problème au Congo mais il ne faut pas généraliser." Aucune donnée ne montre d'ailleurs une diminution des violences sexuelles depuis l'instauration de cette loi. "Le comble étant que certains mineurs au chômage ont désormais pris les armes. Il faut dire qu’avec une kalachnikov, en RDC, les boissons et les filles sont gratuites…"

http://www.moustique.be/14499/minerais-du-sang-la-contre-enquete