Le Dr Mukwege aux tenants de la révision constitutionnelle : “Vous êtes une menace pour la République”

Lundi 27 octobre 2014 - 12:10
L’homme est une célébrité nationale. Gynécologue de talent, il répare depuis une quinzaine d’années les femmes violées dans son hôpital de Panzi, au Kivu. Dr Mukwege, puisque c’est de lui qu’il s’agit, était la semaine dernière à l’Hôtel de Ville de Bruxelles où il a reçu le Prix de la Solidarité avant le déplacement  en  novembre  à  Strasbourg  où  le  Parlement  européen  lui  remettra  le  Prix  Sakharov. Témoin privilégié des  drames multiples que le peuple congolais vit au quotidien, Denis  Mukwege a choisi la tribune de Bruxelles pour tirer une véritable sonnette d’alarme. Celle-ci concerne les menaces qui  risquent  de  plomber  l’avenir  de  la  nation  et  qui  semblent  banalisées  par  ceux  qui  profitent  du système politique en place dans le pays. Le discours a le mérite de la clarté car le célèbre médecin appelle chaque chat par son véritable nom. Habitué à vivre au cœur de la misère populaire, à côtoyer quotidiennement les plaies les plus immondes de  l‟humanité,  Denis  Mukwege  regarde  les  responsables  politiques  congolais  dans  les  yeux  et  leur rappelle la réalité que vit le Congo profond, une réalité qu‟ils refusent parfois de voir alors qu‟elle est très éloignée de la vie que mènent les privilégiés du régime. Pour que son discours soit bien compris, il prend l‟exemple des médecins, ces hommes dévoués qui travaillent dans des mouroirs chez nous, pour dire à l‟intention de tous ceux qui négligent  le bien-être collectif que  la noblesse d‟un métier « ne consiste pas dans l‟accumulation de biens matériels, mais plutôt dans l‟abnégation, le don de soi, bref dans la solidarité ».  Le mot est lâché : SOLIDARITE. Celle-ci  est  avant  tout  exigence,  parce  qu‟elle  requiert  quelques  qualités  essentielles,  notamment l‟amour du prochain et l‟amour de sa patrie. Sur ces deux points, Denis Mukwege a manifestement des doutes, d‟autant plus qu‟il vit dans un pays où la population a peur, particulièrement à l‟Est. Pour évacuer ces doutes, il s‟imagine dans un bloc opératoire avec, sur la table d‟opération, le corps d‟un grand malade :  la  République Démocratique du Congo, son propre pays.  Avec la précision du spécialiste,  il  détecte  les  maux  qui  rongent  le  malade  :  la  protection  des  intérêts  privés  bassement matériels  au  détriment  de  l‟intérêt  collectif,  l‟absence  d‟esprit  de  responsabilité,  la  privatisation  des richesses nationales par une poignée de privilégiés etc. A la suite d‟une telle litanie de maux, il n‟y a plus qu‟une chose à faire  et Denis Mukwege le fait en invitant  les  dirigeants  du  pays  à  s‟asseoir  confortablement  dans  un  fauteuil  pour  visionner  avec attention les images volées d‟un cinéaste amateur et qui montrent le défilé des dizaines de millions de Congolais « qui pataugent dans la misère, la boue et le sang ». Des images confirmées par des cinéastes professionnels  dont  les  films  sur  les  mêmes  sujets  ont  déjà  fait  le  tour  du  monde.  L‟objectif, aujourd‟hui, est de désenvoûter ceux qui regardent sans voir, de les exorciser pour qu‟ils redeviennent des  humains  à  part  entière  et  participent  à  l‟œuvre  de  réhabilitation  de  l‟homme  congolais,  de  son environnement et du pays que Dieu lui a donné. L‟homme qui a sonné l‟alerte à Bruxelles vit dans le Congo profond, là où on blesse, on tue et on viole chaque  jour.  La  réalité  qu‟il  expose  interpelle  tout  esprit  lucide.  Refuser  de  la  voir  pousserait  tout observateur neutre à s‟interroger sur les liens qui unissent chacun de nous à la nation congolaise. Parce que tout Congolais digne de ce nom a un cœur et une âme. Il est sensible à la misère collective que les dirigeants ont mission de combattre et de réparer. Cinquante-quatre ans après l‟indépendance, le Congolais vit dans une contradiction historique. Lui qui devait « redresser son front longtemps courbé », se trouve obligé de raser les murs. Conscient de la situation, le Dr Mukwege évoque sa honte, une grande honte :  « Nous sommes devenus la risée du monde ». Mais sans se laisser aller au découragement, il exhorte les Congolais « à montrer au monde ce que nous avons hérité de nos ancêtres, à savoir une âme de dignité, de solidarité, et d‟hospitalité ». Le constat est terrible. Il est en même temps inquiétant et interpellateur. Car par des mots bien choisis, le  médecin  a  décidé  de  toucher  toutes  les  âmes  congolaises  dans  la  perspective  d‟un  putsch constitutionnel dont il évalue déjà les dégâts pour la République. Ici, il décide de ne point porter des gants car il faut parer au plus pressé. « Vous menacez la cohésion nationale », dit-il aux révisionnistes, ces privilégiés du système qui passent leur temps à s‟installer et installer. Face  à  un  tableau  qui  peut  pousser  au  désespoir,  Denis  Mukwege  se  rappelle  que  les  hommes,  y compris les plus mauvais, peuvent renaître. Il tente alors de croire que les révisionnistes ont encore une conscience patriotique et de l‟amour pour leur patrie, « tant meurtrie par des guerres successives depuis plus de vingt ans ». Sur cette base, il leur avoue ses craintes : « un nouveau changement constitutionnel avant les élections risque de mettre en péril la cohésion nationale. Après plus de 5 millions de morts et cinq cents mille femmes violées, ne prenez pas les risques historiques de rallonger cette liste macabre ». Le message est donné, mais sera-t-il entendu.